Ulysse avait douze forts vaisseaux, et les vents l'emportèrent d’abord à Ismaros. Là, comme les guerriers de cette époque, il trouva naturel de piller la ville et de tuer les hommes. Il prit les femmes et toutes les richesses pour les partager entre ses compagnons.
Après ce succès facile, Ulysse conseilla à ses compagnons de fuir les lieux. Mais eux ne l'écoutèrent pas : ils restaient sur le rivage à boire et à manger. Alors des villageois voisins arrivèrent en grand nombre et les attaquèrent, et plusieurs compagnons d'Ulysse furent tués. Ce n'était là pourtant que le début de leurs malheurs.
Zeus, le roi des dieux, envoya sur les vaisseaux un furieux Vent du Nord, et il couvrit de nuages la terre et la mer. Alors la nuit tomba du ciel. Les navires étaient secoués et les voiles étaient déchirées par le vent. Quand la tempête s'apaisa, ils n'étaient plus bien loin d'Ithaque. Mais à ce moment les flots, le courant et le vent entraînèrent les navires plus loin, trop loin
Perdus pendant neuf jours au milieu des eaux, ils atteignirent enfin une nouvelle terre. Les habitants étaient aimables, et ils offrirent aux compagnons d'Ulysse un peu de leur nourriture. Hélas, ils étaient dans le pays des mangeurs de lotus. Celui qui goûtait le fruit à la douceur de miel ne songeait plus à partir. Ulysse dut les ramener de force, tout en larmes, à leurs vaisseaux, et les navires repartirent.
1
Poursuivant leur route, ils arrivèrent au pays des Cyclopes. C'étaient des géants à un seul œil, des brutes sauvages. Nourris par les dieux, ils ne plantaient ni ne cultivaient rien, le blé et la vigne aux lourdes grappes poussaient naturellement. Ils ne construisaient pas de bateaux, ils habitaient dans des grottes au sommet des montagnes.
Or, une île pleine de broussaille s'étendait près de cette terre. On n'y trouvait que des chèvres sauvages. Et au fond d'un petit port, une source d'eau claire sortait d'une caverne, et des peupliers s'élevaient tout autour.
C'est là qu'Ulysse et ses compagnons échouèrent les navires. Ils descendirent sur la grève où ils dormirent jusqu'à l'aube.
Au matin, ils partirent explorer l'île. On fit un bon repas de viandes arrosé de bon vin. Au loin, ils observaient la terre des Cyclopes, ils apercevaient ses fumées. Ils entendaient des voix, des bêlements. Après une seconde nuit, Ulysse décida d'y aller.
Il laissa presque toute sa troupe sur l'île.» Restez ici pour le moment, vous autres, dit-il. Avec mon vaisseau et quelques bons camarades, je tâcherai de savoir quels hommes sont là-bas»
2
Arrivé près du rivage, on vit sur les hauteurs une caverne où étaient parqués des troupeaux de brebis et de chèvres. Surtout, on aperçut un géant monstrueux, gros comme une montagne.
Ulysse prit avec lui douze compagnons. A la caverne, ils ne trouvèrent personne.
Il y avait du fromage, des enclos pleins d'agneaux et de chevreaux. Et de grands vases pleins de lait jusqu'au bord.
«Prenons les fromages et les bêtes et revenons au vaisseau dirent les hommes.»
Ulysse aurait dû les écouter. Mais il voulait voir le géant.
Le cyclope arriva enfin, portant une lourde charge de bois sec pour préparer son souper. Il déchargea le bois avec un tel fracas que les hommes coururent se cacher. Puis il poussa dans la grotte les bêtes qu'il devait traire. Il laissait dehors, dans l'enclos, les béliers et les boucs. Il ferma l'entrée avec un gros bloc de pierre. Vingt bons chariots à quatre roues n'auraient pu le déplacer!
Alors, il aperçut les hommes.
«Qui êtes-vous? leur cria-t-il. Et d'où venez-vous? Faites-vous du commerce? Ou bien êtes-vous des pirates?»
En entendant ces mots prononcés d'une voix terrible, leur cœur fut brisé de frayeur. Ulysse cependant lui répondit fermement. Il lui dit qu'ils étaient des guerriers, et qu'ils s'étaient égarés à leur retour de Troie.
3
«Nous voici maintenant à tes genoux, dit-il. Souviens-toi, noble seigneur, que Zeus lui-même accompagne les voyageurs.»
Mais le géant au cœur sans pitié répondit :» Tu es bien stupide si tu crois qu'ici nous respectons les dieux. Nous sommes plus forts qu'eux.»
Il étendit alors les bras et saisit deux hommes. Il leur brisa la tête contre terre, puis découpa bras et jambes et en fit son souper. Les autres levaient les mains au ciel, mais ils ne savaient que faire.
Quand il eut achevé son repas de chair humaine et bu, par-dessus, du lait pur, le monstre s'étendit pour dormir au milieu de ses brebis. Alors Ulysse pensa à plonger son épée aiguë dans la poitrine du monstre. Mais il réfléchit : comment lui et ses compagnons pourraient-ils s'échapper, avec ce grand rocher qui barrait la porte?
Au matin, le géant alluma son feu et se mit à traire ses brebis. Puis il saisit encore deux hommes pour son déjeuner. Après son repas, pour faire sortir les animaux, il retira le rocher. Puis il le replaça sans difficulté, et emmena le troupeau vers la montagne. Ulysse restait là, malheureux et plein de rage. Lentement il préparait sa vengeance.
Le Cyclope avait laissé dans la grotte un bois d'olivier encore vert pour servir de massue. Il était aussi grand que le mât d'un navire. Ulysse en coupa un morceau d'un peu plus d'un mètre. Il demanda à ses amis de le polir, d'en tailler le bout en pointe et de le durcir au feu. Puis il cacha ce pieu sous la paille.
4
Le soir, le Cyclope revint. Il fit rentrer tout son troupeau, béliers et brebis. Il referma la porte avec la grosse pierre et il se mit à traire. Enfin il prit encore pour son souper deux compagnons d'Ulysse.
Alors Ulysse s'approcha de lui, tenant dans ses mains un bol de vin noir.
- Bois ce vin, lui dit-il, après la chair humaine que tu viens de manger.»
Le Cyclope prit le bol et le vida. Puis il en redemanda et promit un cadeau en récompense. Ulysse lui versa du vin une deuxième, puis une troisième fois. Ce vin, les Grecs le buvaient mélangé à beaucoup d'eau. Mais le Cyclope lui l'avalait à grandes gorgées. Il lui monta bientôt à la tête.
«Quel est ton nom?» demanda-t-il à Ulysse.
- Personne, lui répondit Ulysse.
- Personne, tu seras le dernier à être mangé, dit le monstre cruel. C'est cela mon cadeau!»
Ce disant, il s'écroula à terre, vaincu par le sommeil.
Ulysse saisit le pieu et déposa sa pointe dans le feu. Quand le pieu fut près de s'enflammer, Ulysse et ses compagnons l'enfoncèrent dans l'œil du géant, en le faisant tourner. L' œil brûlé fumait et grésillait.
Le Cyclope poussa un cri terrible, qui retentit dans toute la montagne. Fou de douleur, il arracha le pieu. Il le jeta loin de lui, et appela ses voisins qui avaient leurs cavernes près de la sienne. Entendant son cri, ils arrivèrent de tous côtés.
5
«Qu'y a-t-il? criaient-ils du dehors. Est-ce que l'on veut te tuer? Qui est-ce?
- Ah mes amis, c'est Personne répondait le monstre.
- Alors si personne ne te tue, c'est sans doute un mal que les dieux t'envoient. Prie donc Poséidon, notre père.» Et ils s'en allèrent.
Ulysse riait tout bas de sa ruse. Le Cyclope, gémissant de douleur avait retiré la pierre de l'entrée. Assis dans l'ouverture, il étendait les bras pour prendre tous ceux qui essaieraient de sortir avec les moutons.
Ulysse attacha les béliers trois par trois, et un homme sous la bête du milieu. Pour lui-même, il choisit le plus gros et se blottit sous son ventre, s'accrochant des deux mains à sa toison. Au matin, le troupeau sortit pour aller au pâturage. Le Cyclope tâtait toutes ses bêtes sur le dos et les flancs, mais il ne s'aperçut pas que des hommes étaient attachés sous le ventre des béliers.
Quand le plus grand fut sorti, le dernier de tous, le géant lui dit, après l'avoir tâté :» Doux bélier, tu es le dernier aujourd'hui. Regrettes-tu l' œil de ton maître, cet œil qu'un traître a crevé, après l'avoir enivré? Ah! si tu pouvais parler et me dire où il est, ce Personne, comme je lui briserais la tête contre terre!»
Enfin, il laissa sortir l'animal. Arrivé un peu plus loin, Ulysse et ses compagnons se détachèrent. Et poussant les moutons devant eux, ils arrivèrent à leur navire.
6
Le reste de l'équipage les accueillit, puis se mit à pleurer les morts à grands cris. Mais Ulysse les arrêta, et leur ordonna de charger vite les moutons et de reprendre la mer.
Bientôt, ils ramaient tous en cadence. Quand il fut encore assez près pour faire entendre sa voix, Ulysse cria :
«Cyclope, voilà la punition de Zeus pour avoir mangé des hôtes dans ta maison! Si quelqu'un te demande qui t'a crevé l'œil, dis-lui que c'est Ulysse, le fils de Laërte, le roi d'Ithaque!»
Alors le géant blessé pria Poséidon son père, le dieu de la mer.» Écoute-moi, Poséidon. Si je suis vraiment ton fils, fais que jamais Ulysse ne revienne en sa maison. Ou bien s'il y revient, que ce soit un jour lointain, et qu'il trouve le malheur chez lui.»
7
Ils continuèrent leur route, heureux d'avoir échappé à la mort, mais pleurant leurs chers compagnons. Ils arrivèrent ainsi à l'île de Circé, la déesse aux belles boucles et à la voix merveilleuse. Ils débarquèrent sans bruit et, pendant deux jours et deux nuits, ils s'abandonnèrent à leur chagrin.
Le troisième jour, Ulysse prit sa lance et son épée et escalada une colline pour voir s'il y avait quelqu'un aux environs. Arrivé au sommet, il aperçut de la fumée qui s'élevait d'une maison cachée dans les arbres. Il revint au campement, et avertit ses compagnons. Il les partagea en deux bandes. Il prit le commandement de l'une, tandis que le vaillant Euryloque dirigeait l'autre, et partit en avant. Les hommes n'étaient pas très solides, tout le monde pleurait encore.
Ils trouvèrent la maison de Circé au milieu d'une clairière. Des loups et des lions rôdaient tout autour. En réalité, c'étaient des hommes que la déesse avait transformés. Ils ne se jetèrent pas sur eux, mais les caressèrent comme des chiens qui accueillent leur maître.
Les compagnons s'arrêtèrent au seuil de la maison. Ils entendaient Circé qui, à l'intérieur, chantait de sa belle voix en tissant une toile au métier.
Alors Polithès, un vaillant guerrier, leur dit :» Mes amis, il y a là-dedans une femme qui tisse en chantant. Quelle voix merveilleuse, appelons-la vite.»
8
Circé vint aussitôt ouvrir la porte et les invita à entrer. Seul Euryloque resta dehors, car il avait senti un piège.
La déesse leur offrit des sièges confortables, puis leur prépara un mélange de fromage, de farine et de miel dans du vin. Mais elle y ajouta de terribles drogues pour leur faire oublier leur patrie. Ils mangèrent et burent avec plaisir. Alors elle les frappa de sa baguette, et à l'instant, ils se trouvèrent changés en porcs. Elle les enferma dans son étable et leur jeta des glands en se moquant d'eux.
Euryloque revint vite au vaisseau apporter des nouvelles des compagnons et de leur triste sort. Quand Ulysse l'eut entendu, il prit sa grande épée et son arc à l'épaule. Euryloque le retenait par les genoux, le suppliant de fuir en hâte avec les hommes qui restaient. Ulysse lui répondit :» Reste ici, Euryloque, près du navire ; mais moi, j'irai, car c'est mon devoir.» Puis il s'enfonça dans l'île.
Dans la forêt, il rencontra un jeune homme qui lui tendit quelque chose.
«Prends, cette herbe avant d'entrer dans la maison de Circé, elle te préservera du malheur.»
La racine de l'herbe était noire et sa fleur blanche. Ulysse ne posa pas de question ; mais il avait reconnu le Dieu Hermès. Pourquoi le protégeait-il ainsi?
Hermès disparut d'un coup. Ulysse se dirigea alors vers la maison de Circé.
9
Arrivé à la porte, il appela. La déesse vint lui ouvrir. Elle le fit asseoir sur un fauteuil aux clous d'argent, et lui prépara une boisson, dans laquelle elle versa ses drogues. Il but d'un seul coup. Alors elle le frappa de sa baguette en disant :» À l'étable, toi aussi.»
Mais Ulysse tira son épée et s'élança sur elle, comme pour la tuer. Circé poussa un cri et se jeta à ses genoux. Elle s'écria :
«Qui es-tu? De quel pays viens-tu? Jamais un homme n'a pu boire ceci sans être ensorcelé. Ah, c'est donc toi, Ulysse aux mille ruses. Hermès m'avait prédit que tu t'arrêterais ici, à ton retour de Troie. Allons! Remets ton épée au fourreau et soyons amis.»
Mais Ulysse lui répondit :» Comment peux-tu me demander mon amitié? Tu as changé mes compagnons en porcs. Jamais je ne serai ton ami, tant que tu n'auras pas juré de ne me faire aucun mal.»
Alors Circé jura.
Quatre de ses servantes se mirent au travail dans la demeure. L'une recouvrait les fauteuils de belles étoffes. Une autre approchait des tables d'argent et plaçait dessus des corbeilles d'or.
On lui servit des mets agréables, et Circé l'invita à manger.
Mais Ulysse n'avait pas goût à manger ; il restait immobile, plongé dans de sombres pensées.
10
«Oh! Circé, dit Ulysse, merci pour tout cela. Mais quel homme pourrait manger et boire, alors que ses compagnons ont disparu? Je mangerai quand j'aurai retrouvé mes amis.»
Alors Circé, sa baguette à la main, fit sortir tous les porcs de l'étable. Ella passa parmi eux et frotta chacun d'une drogue nouvelle. Aussitôt, les voilà à nouveau des hommes, mais plus jeunes et plus beaux qu'auparavant!
En voyant Ulysse, ils lui prirent la main et tous se mirent à pleurer. Circé elle-même est émue. Elle dit :» Ulysse, va maintenant vers ton navire. Puis ramène ici le reste de tes compagnons.»
Ils restèrent donc là une année entière à passer du bon temps, mangeant de bonnes viandes et buvant du bon vin.
11
Gagnée la haute mer, une douce brise augmenta leur allure. Très vite le premier des dangers se présenta : c'était l'île des Sirènes, dont les chants attiraient les voyageurs. Elles étaient assises près du rivage, entourés d'ossements humains.
Le vent tomba et il y eut un calme absolu.
Les hommes amenèrent la voile, et ils se mirent à ramer. Ulysse pétrit un gros morceau de cire pour qu'il devienne tiède et mou. Avec la cire, il boucha les oreilles de ses hommes. Puis il leur dit :» Attachez-moi au mât!»
Quand le navire se trouva proche de la terre, les Sirènes l'aperçurent. Elles commencèrent à chanter, et leur voix ensorcelante passait par-dessus les vagues.
12
Leur voix avait tant de charme qu'Ulysse eut envie d'en entendre d'avantage. Poussant des cris, tordant son visage, il suppliait ses hommes de le détacher ; mais ils ne pouvaient l'entendre! Ils n'entendaient pas non plus les voix des sirènes. Et ils prenaient bien soin de ne pas le regarder, pour résister à ce que disaient ses yeux et son visage. Ils tirèrent plus fort sur leurs rames pour faire avancer le navire.
Quand ils furent hors de portée des voix, les hommes enlevèrent la cire de leurs oreilles et détachèrent Ulysse du mât.
13
Pendant qu'Ulysse, roi d'Ithaque, errait sur la mer, Télémaque et sa mère étaient eux aussi dans le malheur. Des jeunes seigneurs disaient qu'Ulysse ne reviendrait plus, qu'il fallait un nouveau roi. Ils avaient envahi le palais avec leurs nombreux serviteurs. Ils passaient leur temps en fêtes et gaspillaient la fortune d'Ulysse. Surtout ils pressaient Pénélope de choisir parmi eux un nouvel époux. On les appelait les» prétendants".
Pendant ce temps, les dieux commençaient à prendre Ulysse en pitié. Surtout Athéna, la déesse de la sagesse, la préférée de Zeus. Athéna mit ses sandales d'or qui la transportaient à la vitesse du vent par-dessus la terre et la mer. Elle arriva à Ithaque, déguisée en voyageur.
Télémaque, le cœur lourd, l'accueillit le premier. Il conduisit le voyageur dans une haute salle, et le fit asseoir sur une chaise joliment sculptée, avec un tabouret pour ses pieds.
Les prétendants entrèrent bientôt, avec des airs de prétentieux et désagréables. Ils se laissèrent tomber sur les sièges, attendant d'être servis et nourris.
«Qui sont tous ces gens? demanda Athéna? Ils ne se conduisent pas comme des invités bien polis.»
14
Télémaque expliqua :» Autrefois, c'était ici une maison bien tenue. Mais son maître, mon père, est allé devant Troie et n'en est pas revenu. Nous n'avons jamais eu de nouvelles. Aussi, tous les nobles des îles d'alentour font la cour à ma mère. Elle ne les repousse jamais complètement, mais elle ne veut pas encore se remarier. Ils restent donc ici et ruinent notre maison.»
«Il est grand temps que ton père revienne, pour chasser ces hommes grossiers, dit Athéna. Ou bien il te faudra le faire toi-même. Car tu es maintenant l'homme de la maison.»
Le repas fini, Athéna partit. Mais elle avait semé l'audace et le courage dans le cœur de Télémaque. Il restait là silencieux, il réfléchissait. Dans le cours de la soirée, l'aède _ chanta un poème mélancolique sur la guerre de Troie. Pénélope, de sa chambre haute, l'entendit. Elle descendit l'escalier, avec deux servantes. Le visage recouvert d'un voile léger, elle était en larmes. Elle s'arrêta près d'une colonne, et demanda au poète de chanter une autre chanson.
Mais Télémaque l'interrompit.» Mère, laisse l'aède continuer sa chanson. Ulysse n'est pas le seul noble guerrier qui n'est pas revenu de la guerre de Troie. Retourne maintenant à ta chambre et à ton travail, laisse la parole aux hommes, et surtout à moi car je suis le maître de cette maison.»
Il parlait ainsi pour impressionner les prétendants. Mais Pénélope fut secrètement réjouie du courage de son fils. Elle retourna tranquillement à sa chambre.
15
Le lendemain matin, Télémaque réunit une assemblée dans la ville, pour protester contre les manières malhonnêtes des prétendants. Mais à la fin de son discours, Antinoos, un des prétendants, marcha vers le centre de l'assemblée et prit la parole.
«Ainsi tu voulais nous faire honte, Télémaque, de cette façon méchante. Mais je vais te dire ceci : ce n'est pas nous qui sommes en faute. C'est ta mère! Et voici sa dernière ruse : elle a préparé sur son métier un grand ouvrage, un linceul pour envelopper ton grand-père, le noble Laërte, quand il mourra. Elle nous demande d'attendre patiemment qu'il soit fini. Nous avons été tous d'accord. Elle y travaille tout le jour, mais, pendant la nuit, à la lumière des torches, elle défait tout son ouvrage. Voilà trois ans que cela dure! Heureusement, une de ses servantes nous a révélé le secret. Nous l'avons prise en flagrant délit. Alors, elle a dû finir l'ouvrage.
Maintenant, je te le dis, il faut qu'elle se décide et épouse l'un d'entre nous.»
Un autre prétendant, Eurymaque, poursuivit ;
«Je déclare qu'Ulysse est mort depuis longtemps. Sa fortune sera rapidement dévorée si sa femme n'accepte pas un d'entre nous. Et sa famille doit fournir le festin de noces.»
Télémaque sut alors qu'ils ne partiraient pas. C'était à lui de préparer un plan.
Pendant ce temps Ulysse s'embarque et se rapproche d'Ithaque. Mais Poséidon déchaîne encore la tempête contre lui. Ulysse parvient à regagner la terre proche à la nage.
16
Au palais du roi des Phéaciens, la charmante princesse Nausicaa s'éveilla. Elle venait de rêver qu'elle trouvait un merveilleux époux, et qu'on lui donnait de beaux habits pour son mariage.
Aussi elle quitta sa chambre tout de suite et parcourut le palais à la recherche de son père et de sa mère.
«Père chéri, dit-elle timidement, pourrais-tu me laisser prendre le grand chariot : je veux emporter nos plus beaux habits à la rivière pour les laver.»
On attela les mules au chariot, et Nausicaa y entassa les plus beaux habits. Sa mère ajouta un panier de nourriture fine et une outre de vin. Elle lui donna aussi de l'huile d'olive, pour s'en frotter après le bain. Alors Nausicaa prit le fouet et les rênes, et partit avec ses suivantes dans un grand bruit de sabots.
Dans la rivière se trouvaient de nombreux creux tourbillonnants, et cela aidait au lavage. Les jeunes filles foulaient au pied les habits dans ces creux, jusqu'à ce qu'ils soient propres et brillants. Puis elles les étendaient sur les pierres plates du rivage
Alors elles se baignèrent joyeusement, et après le bain se frottèrent d'huile. Après quoi elles prirent leur repas au soleil. Puis elles jouèrent à la balle en poussant des cris, attendant que les vêtements sèchent...
17
C'est alors qu'Ulysse sortit en rampant du buisson où il s’abritait. Il tenait devant lui une branche feuillue, car il n'avait pas d'habits. Le corps blessé et barbouillé par l'écume de mer, il offrait un spectacle horrible. Épouvantées, toutes les servantes s'enfuirent. Mais la fille du roi resta là, car Athéna avait mis du courage dans son cœur.
«Es-tu une déesse ou une mortelle? dit le subtil Ulysse. Si tu es mortelle, que ton père et ta mère doivent être heureux! Et le plus heureux sera ton mari, car je n'ai jamais vu une beauté comme la tienne.
J'espère aussi que tu auras pitié de moi. J'ai été jeté sur ce rivage après dix-huit jours de mer. Donne-moi je te prie quelques vêtements, et dis-moi le chemin de la ville, car je ne sais pas même où je suis.»
Nausicaa aux bras blancs lui répondit :» Je vois, étranger, que tu n'es pas un méchant. Tu ne manqueras de rien ici. Car c'est le pays des Phéaciens, et je suis la fille du roi Alcinoos.»
Alors elle appela ses suivantes pour qu'elles apportent des vêtements à l'étranger. Ulysse se baigna dans un endroit abrité, puis il s'habilla proprement. Il resplendissait de beauté.
«Oh! pensa Nausicaa en le revoyant, comme je voudrais qu'il reste avec nous et s'installe dans notre pays! C'est un tel homme que j'aimerais avoir pour époux.»
Elle ordonna à ses suivantes de lui donner à boire et à manger.
18
Quand il eut fini, on empila dans le chariot les vêtements lavés et bien pliés pour le retour. Nausicaa dit à Ulysse qu'il pouvait marcher derrière avec les suivantes.
Avant le coucher du soleil ils arrivèrent au bois de peupliers où Ulysse s'assit pour attendre. Puis il alla au palais d'Alcinoos. Et Athéna l'enveloppa d'un brouillard, si bien que personne ne le vit.
Dans la grande salle une rangée de sièges s'étendait de chaque côté, avec des housses de fin tissu. Et la lumière venait de torches flamboyantes tenues par des statues d'or.
Ulysse s'avança jusqu'au trône du roi et de la reine. Il embrassa les genoux de la reine Arété et le brouillard disparut.
«Reine Arété, dit Ulysse, je me jette à tes genoux et te demande asile, à toi et à ton roi. Que les dieux vous donnent le bonheur, à vous et aux vôtres. J'ai souffert bien des malheurs. Aidez-moi à regagner mon pays, pour que je puisse enfin revoir les miens!»
Puis il s'assit sur les cendres du foyer. Le silence emplissait la pièce.
Alors le roi Alcinoos prit Ulysse par la main et le conduisit près de lui.
«Qui es-tu, étranger? D'où viens-tu?»
Ulysse commença aussitôt son récit, disant :» Je suis Ulysse, fils de Laërte, de la montagneuse Ithaque.» Et aux Phéaciens, immobiles sous le charme, il fit un récit complet de ses aventures.
19
Après qu'il eut entendu l'histoire de ses longues aventures, Alcinoos décida de faire partir Ulysse le lendemain, au coucher du soleil. Il lui donna un navire et son équipage, des vêtements, des ornements d'or et d'autres riches objets, de quoi remplir un grand coffre de bois.
Ulysse fut heureux de voir le soleil se coucher, car il avait hâte de partir. Il fit ses adieux sur le rivage, avec une prière aux dieux, pour son hôte et son épouse.
Puis les hommes d'équipage détachèrent les amarres et gagnèrent le large. Au moment où leurs rames frappèrent l'eau, un doux et profond sommeil ferma les yeux d'Ulysse.
Quand se leva la brillante étoile du matin, le navire arrivait au port d'Ithaque. Les Phéaciens connaissaient bien ce port. Une fois le navire échoué, ils déposèrent Ulysse toujours endormi sur le sable, dans sa couverture. Ils cachèrent soigneusement les riches cadeaux du roi loin du sentier, sous un olivier. Puis ils repartirent.
Quand Ulysse s'éveilla, Athéna envoya une brume sur la terre, si bien qu'il ne reconnut rien.
«Hélas, où suis-je? s'écria-t-il. Pourquoi les Phéaciens m'ont-ils déposé dans cet endroit inconnu? Que vais-je faire maintenant? Où aller? Et où sont mes trésors?»
Athéna apparut alors, déguisée en jeune berger. Ulysse lui demanda dans quelle partie du monde il se trouvait.
20
Les yeux de la déesse brillaient de malice. Elle lui répondit :
«Il faut que tu sois fou, étranger, pour ne pas reconnaître cet endroit.»
La brume disparut et le cœur d'Ulysse, qui avait tant souffert, bondit en reconnaissant son pays. Athéna ôta son déguisement et Ulysse reconnut alors la déesse.
Ils cachèrent d'abord dans une caverne tous les présents des Phéaciens. Athéna ferma l'ouverture de la caverne avec une pierre. Puis elle fit signe à Ulysse de s'asseoir auprès d'elle, et lui expliqua ce qui se passait au palais.
«Roi d'Ithaque, fils de Laërte, de jeunes seigneurs effrontés règnent en maîtres dans ton palais. Ils dévorent tes richesses. Ils essaient de convaincre ta femme d'épouser l'un d'entre eux. Mais elle attend ton retour. Elle les fait patienter avec de fausses promesses, mais elle te désire ardemment dans son cœur.»
Ému jusqu'aux larmes, Ulysse s'écria» Ô déesse sans tes conseils je serais mort pendant mon retour. Reste à mes côtés maintenant, et dis-moi ce qu'il faut faire, car sans ton aide je ne puis les vaincre tous.
- Oui je t'aiderai, dit Athéna. Mais je vais d'abord te transformer pour que personne ne te reconnaisse.»
Athéna toucha Ulysse de sa baguette. Alors sa peau lisse se rida, sa chevelure brillante devint terne et l'éclat de ses yeux disparut. Elle transforma ses habits en loques crasseuses, tachées et sentant la fumée. Elle lui jeta sur le dos une vieille peau usée, et lui donna un bâton et un vieux sac.
Et ce fut comme un vieux mendiant que Ulysse, roi d'Ithaque, rentra chez lui après tant d'années.
21
Ulysse monta le difficile sentier qui traversait les collines boisées. Dans une vaste clairière, il trouva la maison qu'il cherchait. Elle était entourée d'une grande cour fermée ; il y avait là douze grandes étables à cochons ; elles n'étaient plus toutes pleines maintenant, car depuis des années, les prétendants dévoraient les plus belles des bêtes.
Un vieux porcher, Eumée, était assis là. Il se faisait une paire de sandales avec un morceau de cuir de bœuf.
Il conduisit l'étranger à sa cabane, le faisant asseoir sur une peau de chèvre sauvage. Ulysse très heureux, le fut encore plus quand l'homme fit rôtir à la broche des pièces de porcelet et les servit toutes chaudes.
«Mange, étranger, dit le porcher, en s'asseyant en face d'Ulysse. Nous ne pouvons t'offrir que des cochons de lait. Les gros porcs vont aux prétendants de ma maîtresse. Ceux-là ne craignent ni dieu ni mortel. Mon maître s'en est allé à la guerre de Troie, il est mort sans doute quelque part.
- Qui était ce riche maître? demanda Ulysse. Peut-être l'ai-je rencontré quelque part.
- Non, vieillard, dit le porcher. Inutile de venir raconter cela pour donner espoir à sa femme et à son fils. Ils entendent dire la même chose depuis des années par tous les vagabonds qui viennent à Ithaque.
- Ami, dit Ulysse, je vais te dire plus que cela. Je te jure qu'il sera de retour avant la fin de ce mois. Alors il tirera vengeance de tout ce qui s'est passé dans sa maison.»
22
Télémaque dormait. Pendant son sommeil, la déesse Athéna lui apparut et lui dit :» Va dans la cabane du porcher dès le lever du jour.»
À l'aube il attacha ses sandales et se dirigea à grands pas vers la maison où vivait Eumée. Ulysse et le porcher préparaient leur petit déjeuner. À l'approche de Télémaque, les chiens sautèrent autour de lui en frétillant de la queue.
«Voici venir quelqu'un que tu connais sûrement dit Ulysse au porcher, car les chiens…». Mais avant la fin de ses paroles, son propre fils était sur le seuil. Le brave porcher accueillit son jeune maître avec autant d'affection que s'il avait été son fils, sanglotant presque de joie. Télémaque accepta avec plaisir un siège dans la cabane. Il partagea le repas des deux hommes.
A la fin du repas, Télémaque dit au porcher :» D'où vient ce voyageur? Quel navire l'a amené? Sûrement il n'est pas venu à pied à Ithaque.
- Mon enfant, dit Eumée, il dit qu'il s'est enfui de Crète. Je le remets entre tes mains.
- Eumée, cela me gêne, dit le jeune Télémaque. Comment puis-je emmener cet étranger au palais? Il va se faire insulter par ces méchants prétendants.
- Tu me permettras de dire un mot, répondit Ulysse. Sûrement tu ne dois pas laisser continuer ces manières dans ta propre maison! Ah! si je pouvais retrouver ma jeunesse! Si j'étais le fils d'Ulysse, ou Ulysse lui-même je ferais regretter leur grossièreté à ces hommes.
- Je ne sais pas, dit Télémaque, l'avenir est entre les mains des dieux.»
23
Eumée devait partir faire quelques courses. Ulysse et Télémaque restèrent seuls. Alors Athéna toucha le faux vieillard de sa baguette d'or, et son manteau et sa tunique furent comme neufs tout à coup. Il reprit sa haute taille, ses muscles vigoureux ; ses joues se remplirent, sa barbe et ses cheveux reprirent leur éclat. Télémaque vit cette transformation et tourna les yeux rapidement : il pensait que c'était un dieu.
Ulysse serra son fils contre lui. Le jeune homme ne savait que penser. Ulysse le rassura :» Je ne suis pas un dieu, mais ton propre père, pour qui tu as tant souffert.»
Télémaque resta un moment frappé d'émotion puis laissa éclater sa joie et ses larmes.
Justement, Eumée revenait de la ville. Athéna transforma à nouveau Ulysse en vieillard. Tous trois s'assirent devant leur souper. Et bientôt après, ils dormaient profondément.
Télémaque marchait rapidement. En arrivant au palais, il posa sa lance contre une colonne.
Les prétendants s'amusaient à des jeux et des concours d'adresse dans la cour ; mais quand on appela pour le dîner, ils se précipitèrent dans la maison en foule, jetant leurs manteaux sur des chaises.
À ce moment, Ulysse, vêtu de haillons, son sac troué pendu à son épaule, arriva à la porte du palais. Puis il entra enfin, comme un mendiant, dans sa propre maison.
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Il fit le tour de la compagnie, tendant la main comme s'il avait mendié toute sa vie. De nombreux prétendants avaient pitié, lui donnaient du pain et de la viande. Antinoos, le chef des prétendants, avait d'autres sentiments : il saisit un tabouret, le lança avec force vers Ulysse, le touchant en dessous de l'épaule droite.
Quand les prétendants se furent enfin retirés chacun dans son logement pour y dormir, Ulysse et Télémaque restèrent seuls dans la grand-salle.
«Cachons les armes, dit Ulysse.»
Ils se mirent au travail, emportant les casques et les lances pointues, les boucliers et les javelots dans une réserve bien cachée. Puis Télémaque traversa à nouveau la salle illuminée pour aller se coucher. Ulysse, laissé seul, réfléchissait dans l'ombre
C'est alors que Pénélope descendit de sa chambre, belle comme une déesse, son voile brillant devant le visage. On lui avança à côté du feu son fauteuil, finement sculpté, et recouvert d'une douce peau de bête, avec un tabouret pour les pieds. Les servantes vidèrent les cendres des foyers et y entassèrent de nouvelles bûches qui donnaient lumière et chaleur.
Se tournant vers une femme, Pénélope lui dit :» Apporte une chaise, pour que mon hôte s'assoie ; je voudrais lui parler.»
Ulysse très ému s'assit donc aux pieds de sa femme, qui bien sûr ne pouvait le reconnaître.
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«Étranger, dit Pénélope, dis-moi d'abord qui tu es et d'où tu viens.
- Ah! dit Ulysse, ne me demande pas cela, je t'en prie. À la pensée de mon pays et de ma famille, j'ai un tel chagrin que je verserais des larmes toute la nuit.
- Je te comprends, dit Pénélope, car ma douleur à moi-même est grande. Des hommes venus de toutes les îles d'alentour veulent me prendre pour femme. Jusqu'à ce que je me décide, ils dévorent ma maison. Et moi je ne peux en choisir un, car Ulysse est toujours vivant dans mon cœur.»
Les larmes coulaient des yeux de Pénélope comme des torrents. Ulysse était bouleversé.
Le mystérieux mendiant lui jura que son mari serait de retour avant la prochaine pleine lune. Aussi le cœur de la reine se réjouit un peu! Ce mendiant étrange était peut-être envoyé par les dieux.
«Je dois te dire encore une chose, dit Pénélope ; si Ulysse ne revient pas, j'ai l'intention bientôt de faire faire un concours aux prétendants. Je partirai avec le vainqueur, et je quitterai pour toujours ce palais, où je suis arrivée comme une heureuse épouse.
- Noble dame, dit Ulysse, ne retarde pas cette épreuve d'un seul jour.»
Ils se séparèrent sur ces paroles ; Ulysse alla dormir dans le corridor, et Pénélope regagna sa couche arrosée de larmes.
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Le lendemain matin Ulysse sortit dans la cour et pria Zeus, les mains levées. Eumée, le porcher, arriva bientôt, conduisant trois beaux porcs ; un autre serviteur, le berger en chef, amenait chèvres et moutons. Les animaux furent abattus pour le festin des prétendants.
Télémaque plaça un siège pour Ulysse près du seuil de la salle, et le servit là. Beaucoup de prétendants en passant se moquèrent du pauvre mendiant.
Puis Pénélope entra, à la surprise l'assemblée, car d'ordinaire elle ne se mêlait pas à ces festins. Elle s'arrêta près d'une colonne, son voile fin devant le visage. Derrière elle des serviteurs portaient le grand arc d'Ulysse, un carquois plein de flèches, et les douze haches.
«Écoutez-moi, hommes qui m'avez fait la cour, dit-elle. Ou bien était-ce un prétexte pour tenir des festins sans arrêt, d'un bout de l'année à l'autre? Voici le grand arc d'Ulysse. Celui qui pourra le tendre et faire passer une flèche à travers les anneaux de ces douze haches, avec lui je partirai. Oui, je quitterai cette maison qui renferme pour moi tant de souvenirs heureux.»
Télémaque parla alors :» Pour prouver que je suis un homme, je vais essayer moi aussi de bander cet arc.»
Il se leva, rejetant son manteau pourpre et son épée. Il creusa une tranchée, y plaça toutes les haches en ligne droite, et tassa bien la terre autour des manches.
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Puis il essaya l'arc. Trois fois il se pencha sur lui de tout son poids et le fit vibrer. Mais il ne put mettre la corde en place ; et à la fin Ulysse d'un clin d'œil lui fit signe d'y renoncer.
«Eh bien! dit Télémaque, voyons si vous, qui êtes plus âgés et plus forts, pourrez tendre cet arc.»
Léodès, celui qui s'asseyait toujours au fond de la salle, s'avança le premier. Ses mains délicates ne purent même pas courber l'arc, et il retourna bientôt à sa place.
«Certes je ne suis pas le plus fort, dit-il. Mais je crois qu'aucun d'entre vous n'y parviendra.
- Sottise, dit Antinoos. Tu n'es qu'un gringalet! Allumons un grand feu dans cette salle, puis apportons un gros morceau de graisse ; nous chaufferons cet arc et le graisserons bien, et il faudra bien qu'il nous obéisse!»
Le feu fut allumé ; les jeunes hommes essayèrent tour à tour de réchauffer l'arc et de le tendre, mais aucun ne put le faire plier. À la fin, seuls Antinoos et Eurymaque, les chefs de la troupe, n'avaient pas encore essayé.
C'était le tour d'Eurymaque. Il chauffait l'arc en tous sens devant le feu. Mais lui non plus ne put réussir à le courber
«Malheur à moi, gémit-il. Certes je n'aurai pas Pénélope. Mais j'ai honte pour nous : à côté d'Ulysse, nous ne sommes pas grand-chose!
- Sottise que tout cela, dit Antinoos. Aujourd'hui, c'est jour de fête. Mangeons et buvons et ne nous occupons pas de cet arc. Nous pouvons laisser les haches en place et finir notre partie demain.»
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C'est alors que le mendiant (en réalité Ulysse!) prit la parole.
«Messeigneurs, dit-il, puis-je vous demander d'essayer cet arc? J'étais autrefois un bon archer, mes muscles ont peut-être encore quelque force.»
Ces paroles surprirent les prétendants. Puis ils se moquèrent du pauvre vieil homme avec des éclats de rires, des mots de mépris. Quelques uns voulaient le chasser tout de suite! Mais Télémaque parla d'une voix forte.
«Je laisserai essayer qui je veux, dit-il, car je suis le maître dans cette maison.»
Eumée prit l'arc et le donna à Ulysse. Celui-ci le tourna et le retourna dans ses mains, pour être sûr qu'il n'avait pas été abîmé pendant son absence ; et aussi facilement qu'un habile musicien met en place une nouvelle corde sur sa lyre_, il plaça la corde de l'arc, puis la fit vibrer. Une belle note claire résonna dans la grande salle.
Les prétendants étaient pâles de stupeur. Puis encore plus pâles, car à ce moment, Zeus dans le ciel fit retentir un coup de tonnerre!
Ulysse prit une flèche acérée et la posa sur l'arc. Puis sans se lever de son siège, il visa et tira.
La flèche passa à travers les trous de toutes les haches, sans rien toucher, et ressortit de l'autre côté.
Se tournant vers son fils, Ulysse dit :» Télémaque, l'étranger ne t'a pas fait honte. Ma force est toujours la même. Allons, préparons des réjouissances pour tous ces invités, pendant qu'il fait encore jour.»
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À ce signal qu'il attendait, Télémaque ajusta son épée tranchante, et s'avança tout armé aux côtés de son père.
Ulysse se débarrassa de ses haillons et bondit vers le seuil, tenant l'arc et le carquois.
«L'épreuve des haches est terminée, s'écria-t-il ; et maintenant choisissons une nouvelle cible, que personne n'a encore atteinte!»
Antinoos, était en train de soulever un grand gobelet à deux anses, pour y boire. La flèche lui perça la gorge et le renversa dans la nourriture. Les autres cherchèrent des armes sur les murs, mais elles avaient disparu.
Ulysse rugissait :» Chiens, vous pensiez que je ne reviendrais jamais de Troie. Vous étiez maîtres chez moi? Vous vouliez prendre ma femme? Gaspiller mon bien? Maintenant l'heure de la mort a sonné pour vous!»
Les hommes étaient blancs de peur. Seul Eurymaque trouva la force de parler.
«Si tu es vraiment Ulysse, tu as raison, dit-il. Mais tout est de la faute d'Antinoos. C'est lui qui voulait tuer ton fils et prendre ta place. Il est mort maintenant. Prends pitié de nous : nous irons dans les campagnes trouver d'autres troupeaux! Nous trouverons de l'or pour te rendre tout ce que nous avons détruit.
- Eurymaque et vous tous dit Ulysse, donnez-moi toutes vos terres si vous voulez, cela ne change rien! Vous allez mourir! Allons continua-t-il dans un grand rire, défendez-vous! Ou fuyez si vous le pouvez.»
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À ces paroles, le cœur de tous les prétendants trembla. Eurymaque cependant réagit» Renversez les tables, mes amis, elles nous serviront de boucliers. Tirez vos épées. Ensemble nous le chasserons de la porte et nous pourrons sortir chercher du secours.»
Avec courage, il bondit sur Ulysse, l'épée nue. Mais une seconde flèche lui perça la poitrine. Son épée s'échappa de sa main, son front heurta le sol, la mort voila ses yeux!
Amphinomos venu de côté se précipita sur Ulysse qui ne l'avait pas vu. Mais Télémaque le frappa par derrière ; sa lance le perça de part en part et l'abattit sur le sol.
Sans retirer l'arme de son corps, le fils du roi courut chercher dans la réserve les armes qu'on y avait cachées, pour lui-même, son père, et deux serviteurs fidèles…
Quand il revint, il vit le travail d'Ulysse : chaque flèche avait fait un mort, les cadavres s'entassaient. Ulysse mit alors son bouclier et son casque, et saisit deux javelots. Et tous quatre se jetèrent sur le reste des prétendants, les massacrant jusqu'au dernier. Le plancher était inondé de sang.
Ulysse fit le tour de la salle, pour être sûr qu'aucun ne s'était caché pour échapper à la mort. Puis il ordonna à ses serviteurs de sortir les cadavres et de nettoyer les tables, les sièges et les planchers.
On brûla ensuite du soufre pour purifier l'air. Ulysse enfin envoya sa vieille nourrice dire à Pénélope que son mari était de retour.
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Éveillée d'un profond sommeil, Pénélope ne voulut pas d'abord croire à la nouvelle. Elle avait trop longtemps attendu. Bientôt des larmes de joie coulèrent le long de ses joues,
Elle franchit le seuil et entra dans la grande salle. Elle s'assit sur son fauteuil au coin du feu. Ulysse était de l'autre côté. Il restait silencieux, les yeux fixés au sol, attendant de voir ce qu'elle allait faire.
La reine fut incapable de parler pendant quelques instants. Ses yeux examinaient l'inconnu en haillons, cherchant à retrouver en lui le mari qu'elle avait connu.
Télémaque perdait patience. «Comme tu as le cœur dur! s'écria-t-il. Pourquoi ne t'approches-tu pas de mon père? Pourquoi ne lui parles-tu pas?
- Mon enfant, dit Pénélope, mon cœur est paralysé. Je ne peux pas trouver mes mots. Mais si cet homme est vraiment Ulysse, nous nous saurons bientôt ; il y a entre nous des secrets que personne d'autre ne connaît.»
Ulysse sourit à ces paroles. «Laisse ta mère, Télémaque. Réfléchis plutôt à ce que nous devons faire pour maintenir la paix ; car nous avons tué les plus beaux jeunes gens d'Ithaque.»
La vieille nourrice avait maintenant baigné Ulysse et l'avait frotté d'huile. Il avait mis une belle tunique et un beau manteau.
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Athéna s'en était aussi mêlée. Elle l'avait rendu plus grand et plus beau que jamais, faisant onduler ses cheveux et répandant une nouvelle jeunesse sur son visage. Il ressemblait plus à un dieu qu'à un mortel quand il revint s'asseoir en face de sa femme devant le feu.
Mais Pénélope paraissait froide comme le marbre
«Femme étrange! dit-il. Sûrement les dieux t'ont donné un cœur de pierre. Eh bien, nourrice, fais un lit pour moi, je vais dormir seul.
- Oui, Euryclée, dit Pénélope. Sors son grand lit de la pièce qu'il a lui-même construite. Mets-y des draps neufs et des couvertures.»
Entendant ces mots, Ulysse se fâcha.
«J'aimerais bien savoir qui a changé mon lit, s'écria-t-il. Et comment l'a-t-on fait, à moins d'un miracle? Un olivier poussait dans le sol de la maison. J'en ai fait un des pieds du lit, en taillant les branches et en enlevant l'écorce. Si quelqu'un a coupé l'olivier je voudrais le savoir tout de suite.»
À ces paroles, les genoux de Pénélope se mirent à trembler, et son cœur s'attendrit. Ce lit construit sur l'olivier, c'était un secret connu d’eux seuls. Fondant en larmes, elle se précipita dans les bras de son mari.
«Ne sois pas en colère contre moi, Ulysse, toi le meilleur des mortels. J'ai toujours eu froid au cœur en pensant qu'un homme pourrait venir et se faire passer pour toi, en me trompant par des paroles rusées. Mais toi seul pouvais me dire le secret du lit. Mon cœur a retrouvé sa place»
Ulysse pleura en la serrant enfin dans ses bras.
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La nouvelle de la mort des prétendants s'était répandue comme une flamme dans la ville. Bientôt une foule de parents désespérés s'assemblèrent devant la maison d'Ulysse. Avec des cris et des lamentations, chaque famille emporta ses morts. Puis les vieillards s'en allèrent en troupe sur la place et demandèrent à convoquer l'assemblée du peuple. Le père d'Antinoos se leva et parla le premier.
«Amis, cet Ulysse est un ennemi du peuple d'Ithaque, déclara-t-il. Il a d'abord perdu la moitié de nos hommes dans cette guerre lointaine. Et maintenant il a massacré le reste à son retour! Vengeons nos morts!»
Or un sage d'Ithaque, un devin qui dit-on connaissait le passé et l'avenir, se leva et parla.» Votre propre méchanceté et celle de vos fils a causé leur perte, dit-il. Vous n'avez pas voulu entendre mes avertissements quand je vous empêchais de ruiner les richesses du roi!»
Mais les gens ne l'écoutèrent point, car ils avaient appris où était Ulysse. Saisissant leurs armes, ils marchèrent d'un bloc contre la maison de Laërte.
Mais, là-haut dans les nuages, le puissant Zeus était fatigué des batailles et du sang.
«Qu'ils fassent la paix! dit-il à Athéna.»
Ulysse et ses amis s'étaient rangés sur la route, face aux lignes de leurs ennemis qui montaient vers eux. Laërte lui-même avait déjà soulevé sa grande lance pour frapper.
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Alors Athéna leur apparut, et poussa un grand cri!
«Gens d'Ithaque, arrêtez ce tragique combat! Le sang ne doit plus couler!» Et aussitôt Zeus lança la foudre devant la foule. Tous laissèrent tomber leurs armes et tremblèrent de peur.
Mais Athéna continuait, et tous l'entendirent.
«Et toi Ulysse, termine cette guerre, ou bien tu sentiras la colère de Zeus!»
Ulysse fut trop heureux d'obéir à cet ordre des dieux. Alors, après quelques mois, quelques années, les douleurs s'apaisèrent, et le bonheur revint sur Ithaque aux beaux oliviers.
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