Quelque part dans la ville de Paris, au cœur d'une ruelle étroite, se trouve une petite boutique. Une boutique à la peinture fanée, aux vitrines sombres et enfumées. Son enseigne porte le mot « Délices », car c'est une épicerie fine qui propose des aliments rares et exotiques : les plus étranges, les plus exceptionnels délices au monde.
À l'intérieur, dans la lueur des chandelles, l'air est frais et sent un peu le moisi. Parmi les ombres, on aperçoit de grands tas de saucisses, des bouquets d'herbes, des tresses d'ail et de piments. D'énormes jambons séchés pendent au plafond. Les fromages s'alignent sur des lits de feuillages, et des étagères couvertes de bouteilles et de bocaux biscornus s'élèvent jusqu'au plafond.
Mais les saucisses ne sont pas ordinaires : ce sont des saucisses de bison au poivre noir, de sanglier au vin rouge, par exemple ! Parmi les viandes séchées : du lard de ptérodactyle, du tigre à dents de sabre et de la langue de tyrannosaure. Certains pots et bocaux contiennent des queues de scorpion, des rognons de crocodile, des cervelles de cobra au beurre noir, des tentacules de poulpe géant.
Sous la boutique, au pied d'un escalier en colimaçon, un long couloir noir mène à une porte, fermée à clé en permanence. C'est derrière cette porte que madame Pamplemousse prépare sa spécialité la plus raffinée, le plus succulent de tous les délices.
Et pourtant, sa boutique n'est absolument pas connue dans la ville de Paris. Elle gagne de quoi vivre et se contente, chaque jour, de se réveiller à l'aube, de boire un petit café noir, de servir ses clients et de recevoir ses fournisseurs. Quand vient le soir, elle s'assoit sur son balcon en compagnie de son chat, Camembert, en sirotant du vin de pétales de violette.
Camembert était autrefois un chat de gouttière. Il est entré chez elle un soir, par hasard, après une bagarre avec une bande de siamois. Madame Pamplemousse et lui se sont plu immédiatement. Depuis tous deux vivent ensemble dans une bonne entente, même si parfois le chat effraie les clients : il menace de mordre ceux dont la tête ne lui revient pas.
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L'une des bêtes noires de Camembert était un gros homme dénommé monsieur Lard.
Monsieur Lard régnait sur toute une brigade de cuisiniers. Beaucoup savaient leur métier, mais ils n'osaient pas critiquer les « spécialités du chef ». En fait, Monsieur terrorisait son entourage. Les employés les plus qualifiés tremblotaient comme de la gelée sitôt que Lard pénétrait dans la pièce.
Même le chef de cuisine n'était plus qu'une loque après tant d'années passées à devoir préparer ses recettes infâmes : pizza aux oreilles de cochon, ou raviolis de crabe au coulis de chocolat blanc.
Le meilleur marmiton1 du Cochon hurleur était la nièce de monsieur Lard, une fillette prénommée Madeleine. Chaque année, ses parents l'envoyaient passer l'été chez son « gros tonton ». Elle avait bien tenté de leur dire que le gros tonton, n'était qu'un sale bonhomme, ils ne voulaient rien savoir. Alors pendant qu'ils partaient en en croisière autour du monde, Madeleine s'en allait travailler dans les cuisines du Cochon hurleur.
Elle était obligée de sourire énormément. Monsieur Lard, en effet, était obsédé par le sourire. La totalité du personnel même les femmes de ménage, pourtant invisibles derrière les immenses portes des cuisines, sourire à tout moment.
Malgré sa mauvaise cuisine, le restaurant faisait de bonnes affaires, grâce aux riches touristes de passage. Vu les prix, ils pensaient que les plats servis devaient être ce que l'on faisait de mieux. Et il faut reconnaître que, en dehors des «spécialités du chef», certains plats étaient tout à fait corrects. Mais cela ne suffisait pas à monsieur Lard. Son plus cher désir, on pourrait même dire son obsession, était de devenir célèbre, d'être reconnu comme grand cuisinier.
Hélas cela ne risquait pas de lui arriver ! C''était le plus abominable
Jusqu'au jour où il fit une découverte remarquable. Et cette découverte, il la devait entièrement à sa nièce Madeleine.
1 | Apprenti cuisinier
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La principale tâche de Madeleine au Cochon hurleur, c'était de faire la vaisselle. Beaucoup de vaisselle. Énormément de vaisselle. On ne l'autorisait jamais à cuisiner : son oncle avait donné des ordres pour cela.
Mais Madeleine adorait faire la cuisine, et cela depuis qu'elle était toute petite. Un jour au restaurant elle avait fait une soupe. C'était un bouillon citronné, aromatisé aux herbes fraîches. Elle l'avait préparé pour son oncle, pour lui faire plaisir.
Monsieur Lard l'avait dévorée comme un glouton, tout dégoulinait sur son menton. Mais aussitôt qu'il avait appris qui l'avait faite, il s'était arrêté net, sa grosse figure tournant au rouge foncé.
- Qu'y
Lard avait recraché par terre tout ce qui lui restait dans la bouche. - Tu perds ton temps. Tu ne sais pas cuisiner !
Alors, il avait soulevé la soupière et l'avait entièrement vidée par la fenêtre !
En réalité, Madeleine l'avait rendu jaloux. Tellement jaloux que jamais plus il ne la laissa s'approcher d'un fourneau. Elle se retrouvait à laver les assiettes, les poêles et les casseroles, recouvertes de graisse visqueuse. Le samedi, si elle était bien sage, on l'autorisait à nettoyer les réfrigérateurs ou à vider les poubelles. Et de temps à autre, on l'envoyait faire les commissions.
Un jour, en vérifiant ses réserves, le chef de cuisine découvrit qu'il ne restait plus une miette de pâté de tripes et boyaux. Ce pâté était un mélange de diverses viandes d'animaux, noyé dans la graisse et coloré en rose bonbon.
Personne n'aimait ce pâté, à l'exception de monsieur Lard. Alors il n'était pas question d'en manquer, sous peine de punitions horribles. En découvrant que l'étagère était vide, le chef de cuisine poussa un cri désespéré. Madeleine proposa donc d'aller en racheter. C'était pour elle une occasion de s'évader un moment.
Pour se rendre au marché, il fallait longer les quais de la Seine. Mais Madeleine, préférait prendre un autre chemin. À l'arrière du Cochon hurleur, la porte s'ouvrait sur un fouillis de ruelles étroites et souvent désertes. On y croisait quelquefois un rat, mais cela ne dérangeait pas Madeleine.
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Ce
- Monsieur ?
Mais il avait déjà disparu. Elle décida de le suivre et déboucha dans une petite rue tranquille et poussiéreuse. Il n'y avait là qu'une seule boutique, une petite boutique miteuse. Le chat blanc était là. Au moment où il atteignait la boutique, il sembla se dresser sur ses pattes arrière. Il ouvrit la porte et entra.
Madeleine s'approcha de la vitrine et observa l'intérieur, très sombre. On distinguait à peine quelques lueurs orangées de bougies. Mais la porte était entrouverte, alors elle entra, elle aussi.
Elle mit un moment à s'habituer à la faible lumière ; ce qui la frappa en premier fut l'odeur. Un parfum de moisi, qui venait entièrement… des fromages. Elle sentit aussi quelque chose qui lui faisait penser à un marché aux épices et aussi une senteur de lavande séchée.
Soudain, une femme surgit de l'ombre. Madeleine faillit pousser un cri de surprise.
-Que
-Pa... pa... pardon, madame, répondit la fillette en se rapprochant insensiblement de la porte. J'allais au marché, je suis entrée par erreur...
Et elle allait sortir, mais la voix de la femme l'arrêta.
-Et
-Du pâté, madame.
-Du pâté ? J'ai exactement ce qu'il vous faut.
-Et elle prit sous le comptoir un tout petit bocal empli d'un produit vert foncé. Sur l'étiquette, une jolie inscription à l'encre violette :
Pâté de serpent de l'Atlantique Nord à la moutarde verte en grains
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La plupart des gens auraient cru à une plaisanterie. Pas Madeleine. Elle pensa tout de suite que le pâté était vraiment fait de serpent de mer ; mais ce n'était pas cela qu'on l'avait envoyée chercher!
-Je regrette, madame, mais je crois qu'il y a erreur.
-Vous avez bien dit du pâté, mademoiselle ?
-Oui, mais...
-Ceci est tout simplement le meilleur pâté que l'on puisse trouver de nos jours.
-Mais je n'ai pas beaucoup d'argent, protesta Madeleine en montrant ses quelques pièces à la
femme.
Avant qu'elle ait fini sa phrase, madame Pamplemousse lui avait pris l'argent des mains.
-Cela suffira, merci.
Et aussitôt, elle disparut. Madeleine mit deux ou trois secondes à s'en rendre compte. Le silence était retombé sur la boutique.
Mais ce silence… n'était pas tout à fait silencieux. Tout autour d'elle, il y avait dans l'ombre comme des chuchotements, des hoquets ou des soupirs minuscules. Et puis un sifflement faible mais continu.
Alors un fort grondement retentit et quelque chose traversa le sol en glissant. Repensant aux serpents de mer, Madeleine s'enfuit sans se retourner.
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En apprenant que Madeleine n'avait pas rapporté le bon pâté, le chef de cuisine fondit en larmes. Monsieur Lard le terrifiait déjà en temps normal. Là, ce serait pire !
- Il va nous couper en morceaux !
Madeleine le comprenanit ; mais lorsqu'elle se rappelait la femme extraordinaire qu'elle avait rencontrée dans la boutique, ce souvenir lui donna du courage.
Elle prit une baguette qui sortait du four, chaude et croustillante, et ouvrit le petit pot de matière verte. Elle en tartina une mince couche sur un morceau de pain, et elle le tendit au chef de cuisine.
-Tenez,
-Il nous fera rôtir à la broche, oui... ou alors il nous noiera dans de la graisse d'oie...
-Mangez !
Le cuisinier lui obéit.
Le nez encore dégoulinant de larmes, il prit le pain et mordit dedans avec méfiance. Il mâcha lentement, les sourcils froncés. Subitement, son visage se figea ; ses yeux s'écarquillèrent.
- C'est bon ? l'interrogea Madeleine avec inquiétude.
Mais l'homme ne répondit pas. Ce qu'il avait en bouche était extraordinaire. Il n'avait jamais goûté rien de semblable.
C'est alors qu'il vit les yeux de monsieur Lard le fixer entre les portes battantes de la cuisine.
-Que se
-Monsieur Lard ! Qu... qu... quel plaisir de vous voir, bégaya le chef. Madeleine ajouta rapidement.
-J'espère que cela ne vous dérange pas, mon oncle,
Le chef de cuisine approuva vigoureusement de la tête. Et Madeleine et lui sourirent d'une oreille à l'autre, d'un air stupide.
Monsieur Lard les reluqua d'un air sournois en caressant sa moustache. Finalement, il parut satisfait.
-Pas mal,
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Et il partit à grands pas.
Madeleine et le chef soulagés respirèrent plusieurs fois à fond.
-Ne vous inquiétez pas, souffla Madeleine. Je remplacerai le pâté demain, promis.
-Mais si quelqu'un en commande ce soir, mademoiselle ? Dans ce cas, nous sommes perdus !
-Nous pourrons toujours servir
-Non, mademoiselle ! s'écria aussitôt le chef.
-Pourquoi ? Ce n'est pas bon ?
-Ah? Bon ? Ce n'est pas bon du tout… c'est sublime ! Miraculeux ! C'est le pâté le plus succulent qui ait jamais existé. Et c'est justement pour cela que nous ne pouvons pas le servir ce soir. À la réaction des clients, Monsieur Lard se douterait immédiatement de quelque chose !
-Hé, vous deux ! aboya alors un petit serveur maigrichon.
serveur, qui réussit à les porter toutes à la fois, y compris une sur sa tête. Mais juste avant de franchir les portes, il s'arrêta et haussa un les sourcils.
- Drôle de couleur, non ?
après les entrées, le serveur revenait en cuisine annoncer la suite. Cette fois il ne réapparaissait pas. Alors, il se produisit quelque chose d'extraordinairement curieux : la table de sept en redemanda. Jusqu'alors, ces gens avaient été les plus bruyants du restaurant ; mais après avoir goûté le pâté vert, ils étaient restés muets et n'avaient plus fait que mâcher en silence, le regard perdu dans le vague.
Cela surprit immédiatement monsieur Lard. Il ne mit pas longtemps à découvrir la vérité. Le petit serveur maigrichon lui parla du pâté à la couleur étrange. Et il ajouta, l'air de rien, qu'il avait vu Madeleine se promener en ville ce
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Lard s'engouffra dans les cuisines, en rage. Les employés essayaient de cacher Madeleine dans un gros bidon, mais Lard les bouscula violemment.
- Où
Il la secouait si violemment qu'elle ne pouvait rien répondre ; le petit pot vert tomba de sa poche et se fracassa au sol. Il était vide, mais monsieur Lard avait sa réponse : une étiquette était restée collée sur un morceau de verre. Dessus, on pouvait lire, écrit à l'encre violette :
Dans la journée qui suivit, la rumeur se répandit dans toute la ville. Le midi les clients se bousculaient au Cochon hurleur : tout le monde avait entendu parler du plat étrange et délicieux qu'on y servait.
Et surtout, merveille des merveilles, une réservation fut passée au nom de monsieur Langoustine. Monsieur Langoustine était critique gastronomique2. Pas n'importe lequel : le plus important de Paris. S'il publiait un mauvais article sur vous, vous pouviez fermer votre restaurant immédiatement.
Alors le gros Lard réfléchit : si Monsieur Langoustine venait, on devait lui servir quelque chose d'exceptionnel. Pour cela, une visite rue de l'Escargot devenait indispensable.
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Monsieur Lard longea un peu la Seine, prit à gauche dans les ruelles sinueuses. Arrivé à l'adresse, il entra, pas trop surpris la pénombre des chandelles. Ses narines furent aussitôt saisies par une senteur d'herbes et d'épices et par le fumet moisi des vieux fromages. Quelque chose, dans cette odeur, lui déplaisait. Une sonnette de cuivre était posée sur le comptoir. Il la frappa une fois, puis recommença. Soudain, un cri à vous glacer le sang retentit, et quelque chose bondit de l'obscurité.
De frayeur, Lard tituba en arrière et faillit tomber à la renverse.
C'était un chat - un mince chat blanc avec… un bandeau de pirate. L'animal s'abattit sur le comptoir, où il cracha en montrant les crocs.
- Sale bête ! grogna Lard.
À cet instant, une femme vêtue de noir surgit de l'ombre. - Que
Lard était très mal à l'aise. Il n'aimait pas du tout cette femme, elle semblait lire dans ses pensées.
-Madame,
pâté.
-Je me souviens d'elle.
-Ah. Bien, dans ce cas, je suis navré, mais elle s'est trompée. Elle n'a acheté qu'un pot, alors que je lui avais demandé d'en prendre dix.
-Cela fait beaucoup de pâté, monsieur, dit madame Pamplemousse après un silence.
-Dame, oui ! ricana l'homme en se frottant les mains.
-Vous n'avez
Lard fut envahi d'une rage violente, mais il s'efforça de sourire encore plus largement.
-Vous me prenez pour un imbécile, madame,
-Il n'y a pas la moindre cochonnerie dans cette boutique, répondit madame Pamplemousse, scandalisée.
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Le chat fit le gros dos et cracha.
Monsieur Lard se lécha le doigt, puis sortit un à un des billets de son portefeuille.
-Je ne veux que la meilleure qualité, madame, vous comprenez ! Le meilleur de ce que vous
avez.
-Le meilleur, monsieur ?
La femme haussa un sourcil.
- Très bien,
D'un mouvement agile, elle se baissa sous le comptoir et en remonta un tout petit flacon, avec une étiquette en épais papier jaune.
Lard le prit avec méfiance. Le pot semblait contenir une sorte de pâte. Et à la lueur des chandelles, cette pâte changeait de couleur. D'un coté, rouge sombre, doré, une couleur de flamme ; de l'autre, une teinte lavande qui virait parfois au bleu saphir.
-Mais
-Cela n'a pas de nom.
-Pas de nom ? Et pas d'ingrédients3 non plus,
-Les ingrédients sont secrets. Mais je vous garantis que personne ne sera déçu.
-Ce flacon est minuscule. Si c'est aussi bon que vous le dites, vous pourriez
Madame Pamplemousse ne sourit même pas.
-C'est tout ce que j'ai pour le moment. Mais une toute petite quantité suffit. Vous trouverez dans ce flacon de quoi nourrir largement une tablée de cent personnes. Cela devrait convenir à monsieur et à ses invités.
Lard jugea qu'il valait mieux ne pas insister.
-Trop aimable, chère madame. Un pot me suffit amplement bien sûr. Mais nous n'avons pas parlé du prix. Je suppose qu'il est aussi … petit que le flacon ?
-Ne me payez rien avant d'y avoir goûté. Vous reviendrez me voir demain, et vous me donnerez la somme que vous voudrez. Mais à une condition : servez ceci simplement, le plus simplement possible, sans rien d'autre qu'un bon vin et du bon pain. Je vous souhaite le bonjour, monsieur.
Et en un clin d'œil, elle disparut dans le noir.
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Au Cochon hurleur, tout le monde avait le sourire. Monsieur Lard préparait la soirée dans les moindres détails. Suivant les instructions de madame Pamplemousse, il faisait servir la pâte étrangement colorée sans autre chose que du pain. Mais il n'avait pu s'empêcher d'ajouter une oreille de petit cochon sur chaque assiette.
Depuis le soir du pâté de serpent de mer, il observait Madeleine avec méfiance : la petite savait que c'était un tricheur : il servait la cuisine d'une autre en faisant croire que c'était la sienne. Alors personne n'avait plus le droit de parler à Madeleine. Elle n'avait pas le droit de manger avec le personnel.
Devant le restaurant, une longue file d'attente s'était formée. De plus tout le monde était au courant de l'arrivée de monsieur Langoustine.
Et justement, une limousine4 noire se gara le long du trottoir, et un chauffeur ouvrit la portière au fameux critique, tout de noir vêtu comme à son habitude, accompagné de deux de ses amis. Deux serveurs les escortèrent jusqu'à leur table et on leur versa une flûte de champagne rosé.
Sur des assiettes ornées de pierres précieuses roses, le délice de madame Pamplemousse fut présenté. On servit aussi les autres clients. Les dîneurs goûtèrent le produit. Alors, un grand silence s'abattit sur l'assemblée.
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Les convives regardaient dans le lointain avec une expression étrange.
Durant un long moment, on n'entendit plus que le vent dans les arbres. Alors un vieux cuisinier renommé, âgé de cent quinze ans, cessa de mâcher, et se leva.
- Ah...
Après quoi il se rassit, et mourut aussitôt, avec une expression de bonheur extrême. Alors, tout le monde trinqua, on riait, on chantait, on dansait ; certains versaient des larmes, d'autres demandaient en mariage leur voisine de table.
Plus loin, sur un balcon suspendu
-Monsieur Lard n'est qu'un gros cochon de voleur ! râlait le chat. Il va devenir riche et célèbre, et tout cela grâce à vous !
Madame Pamplemousse tirait sur sa pipe.
-Regarde en bas,
-Vous savez quoi ? Je vais le tuer, poursuivit Camembert en lançant des éclairs avec son œil
unique.
Madame Pamplemousse le lui interdit. Alors, il monta en boudant jusqu'au sommet des toits, où il avait
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Monsieur Lard apparut en couverture de Paris Match et passa au journal télévisé. L'autre invité était monsieur Langoustine. Pourtant, ce dernier n'accordait jamais la moindre interview.
Le présentateur lui demanda ce que la cuisine de Lard avait de si extraordinaire.
Tout d'abord, le critique ne répondit pas. Lorsqu'il parla enfin, le présentateur du journal fut surpris d'entendre sa voix. Une voix douce et flûtée qui faisait plus penser à un pipeau qu'à un être humain.
-Eh bien... commença Langoustine. Vous me demandez ce que la cuisine de monsieur Lard a de si extraordinaire. Euh.. son restaurant, d'abord. À première vue, un restaurant comme les autres, à la décoration horrible, comme beaucoup d'autres à Paris.
Le présentateur eut un rire poli. Langoustine le fixa pendant un petit moment, et poursuivit :
-Mais ensuite j'ai goûté à sa cuisine, et... Ah là là ! Quelle est cette mystérieuse saveur ? me
-C'est précisément le mystère que tout Paris voudrait connaître, enchaîna le journaliste. Monsieur Lard,
Lard eut un rire un peu forcé.
-Vous voulez savoir ce que c'est ? Ce secret, cet ingrédient X ? Tout est
La vérité, terrible pour lui, c'est qu'il n'en savait pas plus que n'importe qui. Car la recette n'était pas la sienne ; elle appartenait à madame Pamplemousse. Et il était bien décidé à la lui dérober.
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Le lendemain, Lard eut un sommeil agité. Dans ses cauchemars, il avait vu monsieur Langoustine, avec des bras comme des pinces énormes. Il lui faisait passer un interrogatoire dans une caverne
Au réveil, il suait encore plus que d'habitude. Il se récura sous les bras avec un savon horriblement parfumé et s'aspergea
Il avait remarqué que madame Pamplemousse était seule dans sa boutique, en dehors de cet affreux chat. Elle ne pourrait pas refuser qu'une jeune fille charmante et douce, au sourire adorable, vienne travailler gratuitement pour elle ! Madeleine bien sûr. Et une fois dans les murs, la petite trouverait les secrets de l'ingrédient X !
Il tira Madeleine de son lit assez brutalement et lui ordonna d'abord de s'entraîner à sourire. Puis il l'obligea à revêtir un déguisement de fée parfaitement ridicule, avec des ailes argentées.
-Je ne suis pas idiot,
Son ricanement et la tranche de lard donnèrent immédiatement la nausée à la pauvre Madeleine.
-Mais je te laisse une chance de te racheter !
Il approcha de la fillette sa face pleine de sueur.
- Tu vas retourner dans la boutique et travailler pour cette femme. Attention, elle n'est pas très commode. Une faute, une maladresse, et elle te coupera en morceaux pour faire des saucisses !
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Madeleine se rappela l'obscurité lugubre de la boutique, la mystérieuse femme en noir qui apparaissait sans prévenir. Le plus terrible était qu'elle se sentait réellement hypocrite. La tricherie de son oncle, c'était finalement à cause d'elle, c'était elle qui avait commencé l'affaire.
-Je veux que tu ouvres l'œil. Il y a
-Oui, mon oncle, souffla Madeleine d'une voix faible.
-C'est bien ! Et surtout n'oublie pas de sourire !
Monsieur Lard traîna ensuite sa nièce le long de la Seine en la tenant fermement par la main. Sur leur passage, les gens étaient attendris par le spectacle : ce gros bonhomme avec une fillette en costume de fée. Le gros Lard finit par retrouver l'étroite "rue de l'Escargot".
La porte de la boutique était ouverte, ils entrèrent. Monsieur Lard actionna la sonnette posée sur le comptoir, et recommença plusieurs fois. Personne. Et soudain…
- Votre dîner
La voix, qui avait surgi de l'ombre, arracha à Lard une exclamation de surprise effrayée. Mais il se reprit en voyant la patronne :
-Madame ! quel plaisir de vous revoir. Si je puis me permettre, vous êtes ravissante. Avant- hier soir, nous nous sommes régalés ; ma mère s'est délectée de votre petite recette.
-J'en suis ravie.
-Et j'ai eu une idée : vous m'avez demandé de vous payer ce plaisir à sa juste valeur ; alors je vous amène la jeune fille que voici.
-Je ne comprends pas. C'est votre… paiement ?
-Mais oui, madame. Je vous présente ma nièce, Madeleine.
-Attendez. Me
À ces mots, le sang de Madeleine se glaça, mais son oncle éclata d'un rire énorme.
- Comme il vous plaira, madame. Pour ma part, j'imaginais plutôt qu'elle pourrait vous donner un coup de main. Elle sait cuisiner, elle sait nettoyer et récurer,
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-Je ne tiens pas spécialement à ce que ma boutique reluise, comme vous dites.
-N'importe, je ne vais vous parler directement. Vous n'êtes pas riche ; vous n'avez pas les moyens d'embaucher. Imaginez les services que ma nièce pourrait vous rendre… Par ailleurs, euh ! je fréquente quelques personnages haut placés. Ils connaissent votre boutique et ils notent qu'elle pourrait être fermée pour … manque d'hygiène.
Madame Pamplemousse garda le silence. On aurait dit qu'elle retournait une idée dans sa tête. Ses yeux, les plus étranges qu'on puisse voir, étaient d'un bleu violacé très profond, la couleur de la lavande sauvage. Et là, miracle : madame Pamplemousse sourit.
-Très bien, monsieur. Puisque vous me le proposez de manière si charmante, j'accepte. Votre nièce pourrait, en effet, m'être bien utile.
Le visage de Monsieur Lard rayonna.
-Excellente décision, madame. Elle vous donnera satisfaction,
-Bien sûr, mon oncle.
-Mais à la moindre bêtise de sa part, n'hésitez pas à venir me voir, ajouta Lard pour madame Pamplemousse en frappant du poing la paume de sa main. Comptez sur moi pour la corriger.
À ce moment, très haut
-Bon sang !
-Hélas, monsieur, dit madame Pamplemousse. Ce n'est pas mon toit qui fuit. Une bouteille s'est renversée sur la plus haute étagère et vous dégouline sur la tête. Oh, vous n'avez pas de chance cette bouteille contient du « démon vert », un petit piment du Pérou très puissant. Une simple goutte, c'est comme de l'acide, et vous en avez reçu plusieurs sur le crâne.
Lard avait les naseaux fumants ! Ses yeux devenaient vert vif. Il courut tout droit à la porte et s'enfuit en meuglant comme un taureau.
Alors, aussi mystérieusement qu'elle avait commencé, la fuite s'arrêta. En levant la tête, Madeleine crut apercevoir un long corps blanc se glisser vivement derrière les bouteilles de l'étagère du haut.
Puis le silence retomba. La fillette était à nouveau seule.
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Madame Pamplemousse et son chat avaient disparu sans laisser de trace. Comment
Ce n'était pas tout : quelque chose, dans cette boutique, donnait la chair de poule. Les ombres produites par les flammes des chandelles dansaient sur les murs. Les marchandises semblaient presque vivantes. On avait l'impression que les fromages soupiraient doucement, que les chapelets de saucisses chuchotaient entre eux.
Madeleine examina plus attentivement les étagères. Chacune était entièrement couverte de bocaux en verre coloré et luisant ; et il y en avait jusqu'au plafond. Sur l'une, toutes sortes de moutardes, dans toutes les teintes de jaune.
Madeleine dénicha une vieille échelle sur laquelle elle monta. Et tout en haut, sur l'étagère la plus élevée, un flacon minuscule dans lequel toutes les couleurs s'agitaient, comme si des flammes tourbillonnaient dans le verre.
Madeleine eut l'impression qu'elle était devant le flacon de l'ingrédient X. Le secret se trouvait
Sans prendre le temps de réfléchir, elle tendit la main. Mais elle le regretta aussitôt. L'échelle, qui n'était pas tout à fait assez haute, pencha dangereusement. Madeleine arrivait quand même à garder l'équilibre, mais un crachement retentit
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Et là, à l'endroit précis où la fillette aurait dû atterrir, se tenait madame Pamplemousse, qui la rattrapa juste à temps. Plus précisément elle rattrapa les ailes de fée, qui se détachèrent du dos de la robe. Si bien que Madeleine fit tout de même une chute, mais d'une très faible hauteur.
-Eh bien, mademoiselle, on visite la boutique ?
-Oui, madame, répondit Madeleine, quelque peu secouée.
-Vous avez l'œil, à tout, je le vois. Vous vous intéressez, vous commencez bien !
-Oui. Merci, madame.
-Ne faites pas attention à Camembert. Il est comme ça, je n'y peux rien.
À ces mots, Madeleine sursauta, rougit violemment et baissa les yeux. Lorsqu'elle les releva, madame Pamplemousse semblait n'avoir rien remarqué. Elle s'activait au rayon des fromages, déballant un énorme chèvre enveloppé dans une feuille verte encore plus gigantesque.
-Eh bien, mademoiselle.
À partir de ce moment, Madeleine fut officiellement l'employée de madame Pamplemousse. En commençant par le chèvre, elle apprit tout ce qu'il fallait savoir sur les six cent
Au fond de la boutique, une porte basse menait à une petite cuisine au sol de pierre. Au milieu, une grande table en bois sombre. C'était là que Madeleine travaillait tous les jours. Elle apprenait à retirer les filets des anchois pour les faire mariner dans l'huile et les épices ; à fumer les anguilles ; à préparer le pâté de serpent de mer et à extraire le parfum des violettes.
Madame Pamplemousse lui donnait des indications précises. Étonnée, Madeleine découvrit que Camembert participait au travail. Il était particulièrement habile avec le fouet : il montait sur un tabouret, se dressait tout debout pour atteindre la table, et là, d'une seule patte, fouettait tout ce qu'il y avait à fouetter à une vitesse stupéfiante. Pour hacher les aliments, sa rapidité était incroyable. Madeleine
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Jour après jour, elle se rendit compte qu'elle aimait bien madame Pamplemousse et son chat. Ils avaient beau être effrayants, jamais ils ne la maltraitaient ni ne lui criaient après. Chaque jour, à son arrivée, la boutique était déserte, mais une petite tasse en cuivre l'attendait, pleine de chocolat chaud exactement à la bonne température.
Lorsqu'elle travaillait au Cochon hurleur, Madeleine serait bien restée au lit le matin. Mais ici elle avait hâte de se lever. Les tâches à la boutique étaient bien plus compliquées qu'au début. Mais elle avait de moins en moins besoin de réfléchir à ce qu'elle faisait. Elle trouvait toute seule ce qu'il fallait faire.
Madame Pamplemousse s'en était rendu compte. Elle commença à la traiter de moins en moins comme une enfant, et de plus en plus comme une égale - avec respect.
Le jour, Madeleine en était heureuse. Mais quand venait le soir, elle avait le cœur serré à l'idée qu'elle allait
Au fond de la boutique, dans le coin le plus reculé de la petite cuisine, un escalier en colimaçon plongeait jusqu'au
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Monsieur Lard commençait à désespérer. Le restaurant était fermé depuis des jours : il refusait de rouvrir tant qu'il n'aurait pas la recette secrète. Tout Paris s'agitait pour réclamer des tables, en vain. On refusa même l'entrée au président de la République.
Lard était inquiet pour un autre raison : sa nièce paraissait bien heureuse, ces derniers temps. - Je t'accorde encore une journée, une seule. Si je n'ai pas la recette d'ici à demain soir, je ferai
fermer la boutique de ta Pamplemousse !
Le lendemain matin, Madeleine se réveilla malade d'angoisse. Le pire était ce sentiment affreux que tout était sa faute, depuis le début. Elle se décida à agir.
La semaine précédente, en cherchant de la confiture de pétales de roses bleues, elle avait repéré quelque chose sous les étagères, au ras du parquet. Il y avait là une rangée de gros bocaux poussiéreux, apparemment très anciens qui contenaient des champignons. À travers, on apercevait une lueur qui traversait le plancher. Cela venait d'une pièce, au sous sol.
Justement, aujourd'hui, madame Pamplemousse avait annoncé qu'elle cuisinerait toute la journée au
Le moment était venu, et il ne fallait pas le laisser passer. Madeleine attendit encore une bonne
C'était une pièce nue, presque vide, à l'exception d'un foyer en pierre et d'une vieille marmite en fonte. Au centre il y avait une longue table de bois avec une planche à découper posée dessus, et une collection de couteaux menaçants. Il n'y avait plus de doute. C'était bien la cuisine secrète, celle derrière la porte fermée en bas de l'escalier.
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Le cœur de Madeleine fit alors un bond : une silhouette sombre traversa soudain le sol en dessous d'elle. Madame Pamplemousse !
Elle venait apparemment d'un passage voûté qui devait mener dans d'autres réserves sous la boutique. Sans cesse, elle en revenait et y retournait chargée de provisions mystérieuses
Elle en posa une partie sur la planche à découper. Camembert, tenant un hachoir entre ses pattes se mit à tout couper en petits morceaux.
Pendant ce temps, madame Pamplemousse mélangeait des ingrédients dans une jatte5 : une dose de ceci, une pincée de cela, le tout exécuté avec une extrême rapidité. Le chat et sa maîtresse n'échangeaient pas un mot.
Madeleine s'efforçait de voir ce qu'ils utilisaient, et de comprendre la recette, mais leurs gestes étaient si rapides qu'elle n'arrivait pas à suivre. Aussitôt qu'un aliment était haché ou puisé dans un bocal, il était versé dans la jatte ; et déjà ils tendaient la main ou la patte vers le suivant. Et puis, subitement, ils s'arrêtèrent, immobiles comme des statues.
Puis madame Pamplemousse leva la tête, regarda le trou dans le plancher, et dit : - Descendez donc, mademoiselle. Vous verrez mieux d'ici.
Madeleine sursauta si fort qu'elle se cogna la tête contre l'étagère. Elle se rua vers la porte ouverte. Mais elle n'alla pas loin : Camembert qui avait bondi dans l'escalier se tenait devant elle, toutes griffes dehors. Madeleine était condamnée ! Elle obéit en tremblant au chat blanc, qui l'accompagna dans l'escalier jusqu'à la cuisine souterraine. En voyant madame Pamplemousse, elle se jeta à ses pieds.
- Pitié !
Puis, la tête basse, elle attendit son châtiment. Elle craignait qu'il soit terrible, mais en même temps elle était soulagée d'avoir enfin confessé sa faute. Et donc, elle attendit.
Et attendit.
Et là, madame Pamplemousse éclata de rire.
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-Ma chère Madeleine, sois certaine que nous ne te reprochons rien, dit Madame Pamplemousse. Nous connaissons ton oncle et son plan ridicule. À vrai dire, je te trouve plutôt courageuse d'avoir tenté de nous espionner.
Camembert grondait toujours comme un tigre, prêt à bondir.
-
Renversant la tête en arrière, il se mit à faire sa toilette. - La recette que ton oncle veut me voler : la voici.
Et elle tendit à Madeleine une feuille de papier jauni, sur laquelle une liste était inscrite, à l'encre violette. Madeleine examina le document attentivement.
- Je ne comprends pas. C'est tout ?
Ce qu'elle avait d'incroyable, cette liste, c'est qu'elle ne comprenait pas un seul ingrédient mystérieux. Certains étaient plus rares, certes, mais faciles à trouver dans une ville comme Paris.
-Oh oui, c'est tout. Autrefois, j'utilisais du bouillon de poulpe géant, mais comme je n'en avais pas sous la main cet été, j'ai dû m'en passer. Une petite amélioration.
-Mais si vous lui donnez la recette... alors... il aura gagné,
Madame Pamplemousse sourit.
-Ton oncle est un imbécile. Il veut me voler le
Mais ce délice ne peut pas être volé, car il est fait de ma main, avec l'aide de Camembert. Exquis, oui, et délicieux, mais ce ne sont que des choses. C'est l'habileté du cuisinier qui en fait quelque chose d'exceptionnel. Ton oncle est une brute. Je peux lui donner la recette, mais il n'arrivera à rien !
Pendant ce temps, Camembert avait préparé d'autres ingrédients, qu'il faisait mijoter doucement. Madame Pamplemousse goûta, puis secoua la tête, une fois. Camembert ajouta des épices, une pincée de quelque chose de jaune et une pincée de quelque chose de rouge.
À les voir si occupés par leur tâche, Madeleine pensa qu'il était temps de partir.
-Alors c'est tout, madame ?
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Madame Pamplemousse était concentrée sur la marmite. Elle leva la tête.
-Mm ? Oh oui, merci beaucoup.
-Alors au revoir, madame.
Mais comme Madeleine tournait les talons, elle ajouta :
- Oh... encore une chose. Tu aimerais
Elle lui tendit un petit morceau de pain sur lequel elle avait tartiné un peu du contenu de la marmite, et lui demanda d'attendre un peu. En refroidissant, cela changeait de couleur. Dessus, la matière, d'abord vert pâle, se modifia sous ses yeux. Elle devint d'abord rouge sombre, puis jaune de miel, avant de tourner au mauve lavande.
- C'est prêt maintenant, annonça madame Pamplemousse.
Plus tard, en repensant à ce moment, Madeleine se rappellera le premier instant où elle avait goûté à la préparation : tous les moments les plus doux de sa vie l'avaient soudain traversée, comme une bouffée d'air frais. Comme si les saveurs l'avaient réveillée d'un long sommeil. Et elle comprit alors à quel point elle aimait cuisiner. Plus que tout.
Madeleine avait fermé les yeux, mais elle les rouvrit et vit que madame Pamplemousse lui souriait.
-C'est en toi à jamais. Personne ne pourra te l'enlever.
-Mais
-Si tu sais cuisiner ? Bien sûr. Non seulement cela, mais tu as un don, jeune fille. Un don exceptionnel. Je l'ai su à l'instant où je t'ai vue.
-Oh, vraiment, Madame ?
-Naturellement. Mais le temps presse. Ton oncle attend sa recette.
Elles travaillèrent, oui, toute la nuit.
Le matin, Madeleine était prête. Elle avait en main les deux recettes : celle du
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Lorsque les Parisiens apprirent que Le Cochon hurleur allait ouvrir à nouveau, le téléphone du restaurant se mit à sonner continuellement. Vu les prix, seules les personnes les plus riches pouvaient espérer être servies. Le président de la République, décommanda tous ses
Dès huit heures ce
-Tu veux dire que c'est tout ? Rien d'autre ?
-Rien que ce qui est sur la liste, mon oncle.
-Mais il doit bien y avoir un peu plus de
-Rien que ce qui est sur la liste, répéta Madeleine.
-Ah, ça alors ! Et c'était là, sous mon nez, depuis tout ce temps !
Il s'en alla en marmonnant, tapant du poing ici et là dans un mur ou dans un meuble.
À midi, tous les ingrédients étaient achetés, hachés, désossés, broyés et mixés comme prévu dans la recette.
L'entraînement au sourire commença peu après, et dura plus d'une heure. Madeleine en profita pour filer discrètement. Aussi vite qu'elle le put, elle prit une casserole et commença à préparer son jus, comme elle l'avait fait la nuit même chez madame Pamplemousse. Elle avait peur. Peur que sa recette ne vaille rien en face de celle de son oncle.
Mais lorsque les premières vapeurs s'élevèrent de la casserole pour aller chatouiller délicatement ses narines, toutes ses craintes s'envolèrent.
Une fois son travail achevé, elle retira la casserole du feu et la mit à refroidir dans un placard, bien cachée à l'abri des regards. Il était temps : les cuisiniers, regagnaient la cuisine, aussi légèrement qu'un troupeau de buffles.
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À sept heures du soir, une foule immense, rassemblée devant le restaurant, réclamait bruyamment l'ouverture des portes. Lard avait fait appel à la police, et des agents maintenaient l'ordre le long de hautes barrières métalliques. Des équipes de télévision filmaient tout cela. Une rumeur puissante monta de la foule lorsqu'un hélicoptère apparut dans le ciel. Il s'immobilisa au- dessus du restaurant et un homme chauve et sans visage, en costume gris, en descendit par une échelle de corde : le Président de la République.
Monsieur Lard sortit à la rencontre de son public, resplendissant dans son nouveau costume rose incrusté de diamants.
-Mesdames et messieurs,
Il y eut un tonnerre d'applaudissements et d'acclamations.
-Mesdames et messieurs,
Le public se déchaîna.
En cuisine, c'était la grande fièvre. Les employés avaient préparé la recette en quantités énormes, et ils en garnissaient généreusement les assiettes (Madeleine les avait frottées jusqu'à ce qu'elles étincellent). Les serveurs, impatients, criaient aux cuisiniers de se dépêcher.
Une dispute faillit éclater entre le serveur maigrichon et le chef de cuisine.
-La prochaine fois qu'il crie, gronda le chef de cuisine, je lui plonge la tête dans la friteuse !
-Attendez, dit Madeleine au chef,
Elle lui parla alors de la recette secrète qu'elle avait préparée, et du projet de la servir après l'entrée.
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En salle, les clients tapaient sur les tables avec couteau et fourchette. Voyant les serveurs sortir en rang de la cuisine, ils poussèrent des cris de singes. Ils se jetèrent sur la nourriture, bavant et salivant.
Après quoi on n'entendit plus que les couverts tintant contre la porcelaine.
Monsieur Lard commença à se douter que quelque chose n'allait pas en voyant que certains avaient cessé de manger. Ils fronçaient les sourcils.
Un homme se couvrit la bouche de sa serviette et une femme pinça les lèvres comme si elle allait vomir. Le président cessa de mâcher et, soudain, cracha violemment sur la table. Alors, tous les convives se mirent à tousser, s'étrangler, râler, comme s'ils avaient été empoisonnés. Lard se leva d'un bond en agitant les bras.
- Attendez !
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C'est ce que firent les dîneurs, mais pour une autre raison : les portes de la cuisine s'ouvrirent pour laisser entrer quelques cuisiniers, tous en toques et tabliers blancs. Ils étaient menés par le chef, qui tenait à la main une toute petite assiette. Il la posa devant le président de la République.
- Monsieur,
Le président, un peu inquiet, porta une minuscule cuillerée de ce plat à ses lèvres. Puis une deuxième cuillerée, et une troisième. Les marmitons servirent aussi les autres tables, et bientôt tout le monde faisait comme le président. C'était la recette de Madeleine, et elle avait un effet tout à fait étonnant. Légère, fraîche et revigorante, elle ravit d'un coup les dîneurs. Tous en redemandèrent aussitôt.
Voyant cet extraordinaire changement, Lard qui s'était caché sous une nappe, réapparut. Il ne comprenait rien à ce qui se passait, mais il essaya de rattraper la situation
- Mesdames et messieurs,
Un léger murmure d'approbation parcourut les tables.
Pendant le discours de Lard, une limousine noire avait lentement glissé jusqu'à la devanture du restaurant. Un chauffeur en sortit pour ouvrir la portière côté passager, et monsieur Langoustine descendit de la voiture. Sous le regard de tous, il s'approcha de monsieur Lard.
-Monsieur Langoustine ! Comme c'est aimable de passer nous voir, dit Lard.
-Tout le plaisir est pour moi, monsieur. Car ce soir je viens fêter la naissance d'une nouvelle étoile de la gastronomie. (De sous son long manteau noir, il sortit un gros bouquet de fleurs.) Puis- je présenter mes compliments au chef ?
À ces mots, Lard fondit de bonheur comme du beurre rance.
-Voyons, monsieur Langoustine, il ne fallait pas... Car c'est un honneur et un privilège d'être enfin reconnu.. comme …
Monsieur Langoustine l'interrompit en se raclant bruyamment la gorge.
-Vous ne m'avez
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Il avait élevé la voix afin d'être entendu de tous. Et là, il pointa sa main gantée de noir dans la direction de Madeleine, qui se tenait au milieu d'un groupe de cuistots. La fillette s'avança, et monsieur Langoustine lui donna les fleurs.
Un petit mot était attaché au bouquet, joliment écrit à l'encre violette:
À côté du nom, on voyait une sorte de tache d'encre. En regardant mieux, Madeleine comprit que c'était une petite trace de patte.
- Félicitations, mademoiselle, dit Langoustine de sa voix flûtée. Les gens comme nous doivent rester unis et se soutenir contre les nuls et les tricheurs. Et il pointa son doigt vers le gros Lard.
Un flash d'appareil photo crépita. Un photographe avait saisi l'instant,
Dès le lendemain le cliché apparaîtrait à la une de tous les journaux nationaux : Madeleine en toque et tablier blancs, un bouquet multicolore entre les mains, debout à côté d'un homme en costume sombre et portant des lunettes noires.
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LANGOUSTINE FÉLICITE LA NOUVELLE ÉTOILE DE LA GASTRONOMIE
UN RESTAURATEUR VOLE UNE RECETTE À SA PROPRE NIÈCE MONSIEUR LARD : VOLEUR
Ce dernier aussi serait visible sur la photo, à
vaste foule en colère qui aurait facilement pu le mettre en morceaux. Quelqu'un cria alors le nom de Madeleine, on la cherchait, les journalistes jouaient des coudes.
Mais Madeleine était introuvable.
Dans le désordre général, monsieur Langoustine et elle s'étaient discrètement échappés. Ils s'étaient glissés à l'intérieur de la limousine . Si quelqu'un avait regardé dans cette direction, il se serait sans doute étonné de voir… que le chauffeur n'était pas un être humain mais un chat : un long chat blanc qui marchait sur ses pattes arrière et portait une casquette.
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Madeleine ne fait plus la vaisselle au Cochon hurleur. Monsieur Lard a vendu le restaurant au chef de cuisine et à sa femme, qui l'ont rebaptisé L'Escargot affamé. L'établissement a un grand succès.
Ils ont aussi demandé à Madeleine si elle voulait bien vivre avec eux et les parents de la jeune fille ont accepté.
Monsieur Lard a quitté Paris. Il vend désormais des frites dans une camionnette au bord de la mer - et on raconte qu'elles ne sont pas mauvaises du tout.
Chaque fois qu'elle le peut, Madeleine va rendre visite à deux de ses amis, qui tiennent une boutique. Une petite boutique fatiguée, au fond d'une ruelle. Au coucher du soleil, on les trouve souvent en train de parler et de rire ensemble, sur un balcon très haut perché
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