Il fait nuit. C’est la pleine lune. Les murailles
de la ville se détachent sur le disque
d’argent. Hautes, puissantes, épaisses, terrifiantes,
imprenables.
– Imprenable! rugit justement Nestor depuis
la tente voisine.
Et il répète, comme s’il craignait qu’on ne l’ait
pas entendu:
– Je vous dis que Troie est imprenable!
Dehors, seul dans l’obscurité, Ulysse observe
les remparts. Il a souvent trouvé que Nestor
était parfois un peu trop prudent. Mais cette
fois-ci, il n’est pas loin de penser que son vieux
compagnon n’a pas tout à fait tort.
Et il n’est pas le seul à pencher du côté de
Nestor.
1
– Nestor a raison, approuve une autre voix.
Ulysse la reconnaît: c’est celle d’Acamas.
– Moi, dès demain, je plie bagage, bougonne
un autre.
Il y a un court instant de silence.
Ulysse se demande ce qui va se passer. Plier
bagage? Un frisson le parcourt à cette idée.
Voilà dix ans qu’il campe, avec les autres chefs
grecs, au pied de Troie. Dix ans de batailles et de
combats sous ces murs qui restent intacts malgré
tous leurs efforts, toutes leurs prouesses.
Ulysse est comme les autres. Il est fatigué et
il en a assez.
Lorsqu’on est allé le chercher dans son île, il y
vivait bien tranquillement... Hélène, la femme
du roi Ménélas, venait d’être enlevée par Pâris, le
fils du roi de Troie. Il fallait monter une expédition,
retrouver Hélène, détruire Troie. Comme
les autres chefs grecs, Ulysse avait cru que ce
serait
l’affaire de quelques mois.
Dix ans ont passé.
Troie est toujours intacte.
Et Hélène toujours à l’intérieur.
Alors aujourd’hui, l’idée de s’en aller lui semble
bien tentante...
2
C’est aussi ce qu’ont l’air de penser les autres.
Car, sous la tente, la discussion a repris.
– Moi aussi, assure l’un. Je rassemble mes
hommes et je rentre.
– Je t’accompagne, fait un autre.
Ulysse reconnaît les voix de Thessandre et
de Sthénélos.
À cet instant, il a envie de les rejoindre et de
clamer: «Je partirai avec vous!»
Mais quelque chose le retient. Dix ans de
guerre, dix ans d’absence pour abandonner
maintenant? Trop bête.
Il doit bien y avoir une solution pour faire
tomber Troie! Et cette solution, il faut qu’il la
trouve...
Il lève les yeux vers la lune comme si une
réponse
pouvait s’y cacher. Un nuage en a obscurci
une partie. Au gré de la brise légère qui
vient de se lever, il change doucement de forme.
Ulysse ne le quitte pas du regard. Il n’entend
plus les voix qui résonnent sous la tente, ni le
bruit des coupes qui s’entrechoquent car les
autres sont déjà en train de boire à leur départ!
Il regarde la solution que le nuage est en train
de dessiner: un corps puissant, une tête allongée,
3
une queue qui s’effiloche loin au-delà du disque
argenté...
Il a un petit rire.
Voilà deux minutes à peine il était prêt à
suivre ses compagnons sur la route du retour.
À présent,
il sait qu’ils ne s’en iront pas.
Pas comme ça.
Pas avant d’avoir essayé une dernière fois.
Reste à les convaincre.
À grands pas décidés, Ulysse regagne la
tente.
Ulysse n’est pas très grand. Beaucoup disent
même qu’il est plutôt petit. S’il se trouve au milieu
d’une foule, on ne le remarque pas. Il n’y a
rien dans son physique qui puisse attirer l’oeil.
Pourtant, il a quelque chose de très particulier:
quand il parle, on l’écoute.
Et cette nuit-là, lorsqu’il pénètre dans la
tente, un demi-sourire aux lèvres, et lève la
main pour demander la parole, tous les autres
suspendent leurs gestes.
– Voulez-vous toujours prendre Troie?
questionne-t-il gravement.
Des rires lui répondent. Ceux d’Acamas et de
Thoas.
4
– Ulysse a toujours aimé plaisanter! s’exclame
le premier d’une voix moqueuse.
– Je n’ai pas envie de plaisanter, réplique
Ulysse sèchement. Si vous voulez Troie, je vous
la livre. Sinon, vous pouvez rentrer chez vous
comme des vaincus!
Un silence de mort s’installe sous la tente.
Traiter les autres de vaincus, cela ne se fait
pas... même si c’est un peu vrai!
– Nous combattons depuis dix ans sans aucun
succès, beaucoup d’entre nous sont morts,
et toi, tu vas nous livrer Troie? murmure enfin
Agamemnon, le chef de l’expédition.
– Exactement.
– Et comment?
Ulysse sent l’excitation l’envahir. Il sait qu’il
a déjà gagné.
Il réplique:
– À l’aide d’une petite ruse. Écoutez-moi...
5
Au pied des remparts de Troie, entre la
ville et la mer, une grande plaine
s’étend. C’est là que les Grecs ont installé
leurs campements. Les tentes s’alignent les
unes à côté des autres et des allées permettent de
circuler entre elles, comme dans une vraie cité.
Les navires qui ont amené les guerriers depuis
la Grèce lointaine sont tirés sur le rivage.
Tout au long de ces dix années qu’a duré le siège
de Troie, ils ont été soigneusement entretenus
car ils doivent être prêts à reprendre la mer aussitôt
que les chefs le décident.
Non loin de là, une forêt couvre une colline.
Avant l’aube, Ulysse y a rassemblé un groupe
d’hommes. Il a choisi les meilleurs charpentiers,
ceux qui ont construit les bateaux qui ont
conduit les Grecs jusqu’aux rivages troyens, et
il leur a expliqué ce qu’il attendait d’eux.
6
Et depuis, les ouvriers coupent, scient, assemblent.
La nuit ne les arrête pas. À la lueur des
torches, ils poursuivent leur travail. Dès le jour
suivant, l’image qu’Ulysse a vue se profiler
contre la lune prend forme: un cheval.
Un cheval gigantesque.
Ses jambes sont aussi hautes que les troncs
des arbres, son ventre aussi vaste qu’un navire,
et sa tête se dresse fièrement loin au- dessus
du sol.
Debout à côté d’Ulysse, Ménélas l’examine.
Il n’a pas l’air très convaincu. Il n’est pas vraiment
rassuré non plus, mais il ne veut pas le
montrer.
– Et tu as l’intention de nous faire grimper
là-dedans? demande-t-il.
– Han han, fait Ulysse qui crie à l’intention
des ouvriers: Consolidez-le encore! Nous
serons nombreux là-dedans. Il faut qu’il puisse
supporter notre poids.
Pendant ce temps, au campement, tout le
monde s’active.
On vide les tentes, on emplit les coffres.
7
On démonte les maisons de toile, on charge
les navires.
On rassemble les armes, le matériel, les
chevaux.
On prépare les bateaux comme pour une longue
traversée.
Tout va très vite, et en silence. Chacun sait ce
qu’il a à faire. Et quand la nuit arrive à nouveau,
tout est prêt.
Alors, dans la lumière de la lune, un étrange
spectacle débute.
Cela commence par une ombre sans fin qui
s’allonge sur la plaine. Cette ombre, c’est celle
du cheval de bois que les Grecs ont construit.
Elle glisse sur le sol, épouse ses bosses et ses
creux, penche d’un côté, de l’autre, couvre peu
à peu tout l’espace.
Puis le cheval lui-même apparaît. Il est encore
plus gros et plus grand que ce qu’Ulysse avait
imaginé. Son dos frôle le sommet des arbres et
sa tête semble chatouiller les étoiles.
Les charpentiers ont fixé des roues à ses
pieds, glissé des cordages dans des encoches prévues
à cet effet. Deux files d’hommes se sont
attelés. Ils sont minuscules à côté de la statue,
8
mais ils tirent fort et, peu à peu, l’étrange équipage
sort du bois et gagne le vaste espace au
pied des remparts de Troie, là où tant de combats
ont eu lieu.
Enfin, il s’immobilise. Les cordages tombent
à terre, comme de longs serpents immobiles.
Dans le plus grand silence, les Grecs les récupèrent.
Puis ils démontent les roues et contemplent
leur oeuvre une dernière fois. Ils ont
eux-mêmes l’air surpris de ce qu’ils viennent
d’accomplir. Finalement, ils se décident, tournent
le dos à la statue de bois et s’en vont vers
la mer.
9
–Ça ne bouge plus, murmure
quelqu’un.
– On n’entend plus rien, chuchote
un autre.
– Que font-ils à présent? questionne un
troisième.
Dans le ventre du cheval, les guerriers grecs
sont assis côte à côte. Il y a Thessandre et
Sthénélos ; Acamas et Thoas ; Diomède, le
grand ami d’Ulysse ; le jeune Néoptolème ; et
aussi Ménélas, Anticlos, Machaon et Épéos,
qui a dirigé la construction du cheval. Et
Ulysse, bien sûr.
Les charpentiers ont fait de leur mieux pour
installer des bancs de bois, mais même ainsi,
ce n’est pas très confortable.
10
Surtout qu’il faut aussi un peu de place pour les
Casques, les armes, les boucliers. Une fois
Installé, plus moyen de bouger le petit doigt!
– C’est long, grogne une voix.
– J’ai une crampe! s’exclame quelqu’un.
– Attends, propose son voisin. Je me pousse,
tu pourras étendre ta jambe.
– Mais enfin, qu’est-ce qu’ils font? reprend
le premier avec colère.
– Qui «ils»? interroge une voix. Les nôtres
ou les Troyens?
Ulysse décide d’intervenir. S’il laisse chacun dire
ce qu’il a sur le coeur, tous vont s’énerver et ils
finiront par se taper dessus. Et dans le ventre du
cheval, il n’y a pas assez d’espace pour se battre!
Il explique:
– Les nôtres ont accompli leur tâche. Ils ont
abandonné le cheval de bois sous les murs de
Troie, bien en vue. Ils ont rejoint les bateaux et
hissé les voiles. Ils voguent à présent vers l’île
de Ténédos. Ils vont se cacher dans une baie
secrète et attendre le signal.
– Et les Troyens?
– Quand ils se réveilleront, les Troyens monteront
sur les remparts de leur cité, comme chaque matin,
et ils auront la plus grosse surprise de leur vie...
11
Ulysse continue à parler et les hommes
l’écoutent. Quelques-uns somnolent. Plus personne
ne se plaint. Le temps s’écoule.
Ulysse s’est hissé dans la tête du cheval, sur
une petite plate-forme fixée à son intention. Sa
propre tête est juste à la hauteur de l’un des
yeux du cheval et, de là, il peut voir ce qui se
passe aux alentours.
Il voit les étoiles qui s’éteignent une à une.
Il voit la nuit qui s’éclaircit lentement.
Il voit le petit jour qui arrive.
Il voit les remparts de Troie, déserts.
Il voit une silhouette qui surgit sur les remparts
de Troie.
Il voit une deuxième silhouette qui rejoint la
première.
Il voit la première silhouette tendre le bras.
Il voit la deuxième silhouette regarder dans la
direction du cheval de bois.
Il voit d’autres silhouettes rejoindre les deux
premières.
Il voit les silhouettes s’agiter dans tous les
sens.
12
Il annonce à ses compagnons:
– Ça y est! Ils ont découvert le cheval!
Dans le ventre du cheval, plus personne ne
dort. Tout le monde voudrait bien être à la
place d’Ulysse, mais la plate-forme sur laquelle
il est juché est bien trop étroite! Alors ils
doivent
se contenter de l’écouter.
– Je vous l’avais dit, c’est la plus grosse surprise
de leur vie! Depuis dix ans, chaque matin,
ils grimpent sur les remparts et vous savez
ce qu’ils aperçoivent?
L’un des compagnons d’Ulysse décrit:
– Nos campements, nos tentes, nos chevaux,
nos navires, nous-mêmes!
– Exactement! approuve Ulysse. Et là, vous
imaginez?
L’autre reprend:
– Plus rien. Plus de tentes, plus de chevaux,
plus de navires, plus de soldats grecs. Nous
avons plié bagage pendant la nuit...
– Ils vont vraiment croire ça? interroge
Acamas.
– Évidemment! assure Ulysse. Et quelqu’un
va les y aider...
– Qui?
13
– Tu vas voir... Ou plutôt entendre! Oh!
Les portes s’ouvrent! Ils sortent... Ils sont plusieurs,
ils sont armés, ils regardent autour
d’eux... Ils se méfient.
– Je les comprends, murmure Diomède.
– Ils n’ont aucune raison de se méfier, ricane
Thoas. Il ne reste de nous qu’un gros cheval de
bois abandonné.
– Et s’ils se doutaient de quelque chose?
s’inquiète Ménélas. S’ils... S’ils décidaient d’incendier
le cheval?
– Tais-toi! ordonne Diomède. Tu vas nous
porter malheur.
– Ils ne feront pas ça! tranche Ulysse.
– Je ne veux pas mourir dans cette boîte, grogne
Ménélas. Je ne veux pas mourir sans combattre.
– Tu vas combattre, promet Ulysse. Ils approchent.
La foule les suit. Ils sont de plus en
plus nombreux... Écoutez!
Dans le ventre du cheval, les guerriers grecs
tendent l’oreille. Ils entendent le bruit des pas
des Troyens sur le sol.
Ils entendent le cliquetis de leurs armes.
Ils entendent les murmures de la foule qui,
peu à peu, sort de la ville.
14
Ils entendent le rire clair d’une jeune fille.
Ils entendent les voix des hommes qui
s’interrogent:
– Où sont passés les Grecs?
– Qu’est-ce que c’est, ce cheval?
– Ils sont partis, vous croyez?
– C’est une offrande qu’ils nous ont
laissée?
– Oui! C’est une offrande! Ils ont enfin reconnu
que nous étions les plus forts! Ils ont
abandonné et ils nous ont laissé ce cadeau!
Amenons-le chez nous!
– Vous êtes fous! Ce n’est pas une offrande,
c’est une machine de guerre!
– Il faut la brûler!
– Il faut la jeter dans la mer!
Dans le ventre du cheval, les Grecs frémissent.
L’un d’eux essaie de se lever. Du haut de
son perchoir, Ulysse fait un geste et pose un
doigt sur sa bouche pour ordonner le silence.
L’autre se rassoit.
– Taisez-vous! tonne soudain un Troyen. On
dirait que vous ne connaissez pas les Grecs!
– Parce que toi, Lacoon, tu les connais! se
moque une voix.
15
– Aussi bien que vous! Méfiez-vous de ce
cheval!
– Lacoon! Tu nous fais perdre du temps, là!
– Oui, c’est vrai! Allez, pousse-toi...
– Pas question! clame Lacoon. Avant d’introduire
ce cheval chez nous, je veux savoir ce
qu’il a dans le ventre.
Ulysse n’a pas le temps de prévenir ses compagnons.
Il voit Lacoon se saisir d’un javelot et
le lancer de toutes ses forces contre le ventre du
cheval. L’arme vient se ficher dans le bois avec
un bruit sourd. À l’intérieur, les guerriers
grecs, surpris, ne peuvent réprimer un gémissement.
Ulysse retient son souffle. Et si on les
avait entendus?
Mais des cris attirent l’attention des
Troyens.
– Un espion! On a trouvé un espion!
16
Ulysse sourit en voyant le spectacle qui
se déroule sous ses yeux.
Pourtant, il n’y a vraiment pas de
quoi rire et il n’aimerait pas être à la place de
l’homme qu’une poignée de guerriers troyens
poussent devant eux. Ses jambes sont entravées,
ses mains attachées dans son dos. On
voit qu’il a été battu et, sur son passage, les
Troyens et les Troyennes crachent sur lui et
hurlent:
– À mort! À mort l’espion! À mort!
Arrivé devant Priam, le roi des Troyens, le
prisonnier se laisse tomber à ses pieds et
s’exclame:
– Ah! Je n’ai plus qu’à mourir! Tuez-moi,
s’il vous plaît!
17
La foule se tait d’un coup. Un prisonnier qui
réclame la mort, cela n’est pas courant! Pourquoi
celui-ci est-il aussi pressé?
C’est justement ce que lui demande Priam:
– Tu es bien jeune pour mourir. Qu’est-ce
qui te pousse à souhaiter cette punition?
– Je suis grec. Et comme vous le voyez, les
Grecs sont partis.
– Ils t’ont abandonné?
– Pas exactement...
– Tu n’as pas voulu aller avec eux?
– Ce n’est pas tout à fait ça non plus.
– Alors, s’emporte Priam, dis-nous ton nom
et raconte ton histoire.
– Je m’appelle Sinon, commence le prisonnier.
J’ai suivi mon peuple jusqu’ici et voilà
dix ans que je me bats pour lui.
– Sans avoir réussi à nous vaincre, ricane
l’un des Troyens.
– Justement, s’empresse de poursuivre
Sinon. À plusieurs reprises, les Grecs ont voulu
abandonner, quitter Troie et rentrer chez eux.
– Ils ne l’ont pas fait, constate le roi Priam.
– Ils ont essayé! assure Sinon. Mais, chaque
fois qu’ils ont voulu mettre leurs bateaux à la
mer, la tempête s’est levée. Impossible de partir.
18
Finalement, ils ont décidé d’aller consulter un
oracle.
– Et qu’a dit l’oracle?
– L’oracle a déclaré que pour calmer la mer,
il fallait sacrifier l’un d’entre nous.
Un murmure parcourt la foule. Sacrifier un
homme!
– Et comment devaient-ils choisir l’homme
à sacrifier? interroge le roi des Troyens.
Sinon baisse la tête.
– C’est bien là le problème... L’oracle n’a rien
précisé à ce sujet.
– Et alors?
– Alors... Ulysse ne m’a jamais aimé! explose
Sinon. Je ne sais pas si vous connaissez
Ulysse, mais quand il déteste quelqu’un,
c’est terrifiant. Et il a une terrible influence
sur les autres, vous savez. Il les a montés
contre moi, il a déclaré que j’étais la victime
idéale.
– Et les autres l’ont cru?
– Naturellement! Ils étaient bien trop
contents! Si c’était moi qu’on sacrifiait, eux
étaient épargnés.
19
Dans ce genre de situation, je peux vous
garantir que vous ne trouvez personne pour
vous aider!
– C’est juste, sourit le roi des Troyens. Mais
tu n’es pas mort...
– Non. Ils ont préparé le sacrifice. Ils ont
confectionné des gâteaux au sel pour les émietter
sur ma tête. Ils ont entouré mon front avec
des bandelettes de laine blanche. Ils ont attendu
l’aube...
Chez les Troyens, chacun retient son souffle.
Le récit de Sinon est tellement incroyable... et si
bien raconté! Dans le ventre du cheval, les
guerriers grecs n’en perdent pas un détail.
Pourtant, la plupart le connaissent! Ulysse luimême
l’a fait répéter à Sinon jusqu’à ce qu’il le
sache par coeur. Et en entendant le jeune
homme clamer sa colère contre Ulysse et sa
peur à l’idée d’être sacrifié, les Grecs se disent
que Sinon est vraiment un très bon acteur.
Sinon a compris que les Troyens croient à son
histoire et il fait durer le plaisir.
– Moi, bien sûr, je ne pouvais pas dormir.
Imaginez: encore quelques heures à vivre et,
au lever du soleil, le couteau du prêtre sur mon
cou. Brrrrrr!
20
Dans l’auditoire, plusieurs frissonnent en
même temps que Sinon.
Dans le ventre du cheval, les guerriers grecs
ont du mal à retenir un fou rire.
– Mais celui qui me gardait, poursuit Sinon,
lui n’avait aucune raison de rester éveillé. Et il
s’est endormi. J’ai attendu, attendu. J’ai guetté les
bruits du campement et le souffle de mon gardien.
Quand j’ai été certain que personne ne pourrait
me surprendre, j’ai défait mes liens, je me suis
caché dans les hautes herbes près du lac au bord
de la mer. Le matin, j’ai entendu les Grecs qui me
cherchaient, qui m’appelaient. Je me suis enfoncé
plus loin dans les roseaux. J’ai eu de la chance: ils
ne m’ont pas découvert. Mais surtout...
Sinon laisse le suspense s’installer. Le roi des
Troyens répète:
– Surtout?
– Surtout, ce matin, la mer était calme et les
bateaux étaient prêts. C’est la première fois que
ces deux conditions étaient réunies. Ils ont dû
se dire qu’il fallait en profiter. Ils ont arrêté
leurs recherches, renoncé au sacrifice et ils
m’ont abandonné.
21
– Vous comprenez à présent pourquoi je veux
mourir? Je n’ai plus de patrie. Jamais plus les
Grecs ne voudront de moi. Et ici, je suis en terre
ennemie. Vous-mêmes l’avez crié quand on m’a
amené: «À mort! À mort l’espion! À mort!»
Les Troyens se regardent. Ils ont un peu
honte soudain d’avoir si mal reçu cet étranger
rejeté par les siens. Leur roi déclare:
– Sinon, tu n’as plus qu’une chose à faire:
oublier les Grecs, oublier ton pays. Cependant,
si tu le souhaites, tu peux rester parmi nous et
devenir l’un des nôtres.
Dans le ventre du cheval, c’est le soulagement.
Sinon a bien tenu son rôle, les Troyens
sont en train de tomber dans le piège.
À l’extérieur, au pied de la statue, le roi Priam
reprend:
– À présent que tu es des nôtres, Sinon, disnous
la vérité. Qui a eu l’idée de construire ce
cheval monstrueux? Et pourquoi? Est-ce une
machine de guerre, comme le prétendent certains
d’entre nous? Est-ce une offrande pour
les dieux?
– Oh! Ça! s’exclame Sinon d’un air désinvolte
en considérant la statue comme s’il venait
Sinon s’interrompt un instant puis reprend:
juste de la découvrir. C’est encore la faute
d’Ulysse!
22
– La faute d’Ulysse? Mais enfin, c’est quoi
cette statue? À quoi sert-elle?
– Alors là, il faut reprendre l’histoire dès le
début. Souvenez-vous... Il n’y a pas si longtemps,
quand les Grecs assiégeaient Troie, deux
d’entre eux sont entrés une nuit dans la ville.
L’un se nommait Diomède et l’autre...
– L’autre était Ulysse, complète le roi des
Troyens d’une voix basse pleine de colère.
– Oui! s’exclame Sinon. Ulysse! Toujours
Ulysse! Cette nuit-là, personne ne les a vus
se glisser dans la ville, gagner le temple et...
– Et voler la statue d’Athéna! gronde le roi
des Troyens.
– Exactement, confirme Sinon. Ils ont posé
leurs mains sales sur la statue de la déesse, ils
l’ont arrachée à son temple et ils l’ont emportée.
Les Grecs n’ont aucun respect pour rien,
conclut Sinon.
– Quel rapport avec ce cheval? interroge
Priam.
– Ah oui! Le cheval... Eh bien, figurez-vous
qu’Athéna n’a pas du tout, mais alors là pas du
tout, apprécié d’être enlevée ainsi.
23
Et elle l’a fait savoir aux Grecs!
Écoutez ce qui s’est passé...
Autour de Sinon, les Troyens retiennent leur
souffle.
Et, dans le ventre du cheval, les Grecs en font
autant!
Ulysse commence à être inquiet. Est-ce que
Sinon n’en fait pas un peu trop? Est-ce que les
Troyens ne vont pas finir par se rendre compte
qu’il se moque d’eux? Mais, prisonnier du cheval,
Ulysse ne peut pas intervenir et il sait que
rien ne peut arrêter Sinon.
Et Sinon poursuit:
– Diomède et Ulysse ont installé la statue
d’Athéna dans le camp des Grecs, comme une
prise de guerre. Et aussitôt, des flammes ont
jailli des yeux de la statue. Pire encore! Elle
s’est mise à transpirer. Puis à bondir en brandissant
sa lance et son bouclier. Autant vous
dire qu’Ulysse ne faisait plus le fier. Il a convoqué
le devin Calchas. Celui-ci a tout de suite su
ce qu’il fallait faire et il l’a annoncé aux Grecs.
– Et que devaient-ils donc faire? Construire
un cheval de bois?
24
– Entre autres choses. Ils devaient aussi retourner
en Grèce, demander de l’aide aux
dieux, se procurer des armes et revenir ici pour
vous tomber dessus à l’improviste. Et pour calmer
la colère d’Athéna, ils devaient construire
ce cheval de bois.
Devant les explications de Sinon, Priam est
perplexe. Il demande:
– Mais pourquoi avoir élevé une statue de
cette taille?
– Pour que vous ne puissiez pas l’introduire
dans Troie, tiens! Regardez-la et regardez les
portes de votre ville.
Priam évalue la taille de la statue puis porte
son regard vers Troie. Tous ceux qui sont présents
font de même et les têtes se tournent avec
un bel ensemble. Et tous doivent le constater:
la statue est bien trop grosse pour pouvoir
franchir les portes de la ville!
– Eh bien ce n’est pas grave, constate Priam.
Ce cheval est l’affaire des Grecs. Nous allons le
détruire. Et quand les Grecs reviendront, nous
serons prêts à les recevoir. Ce n’est pas demain
qu’ils nous surprendront!
25
– Roi Priam, vous faites ce que vous voulez
avec ce cheval. Laissez-moi juste vous répéter
les dernières paroles du devin Calchas.
– Tu n’en as pas fini encore? Dépêche-toi,
alors!
– Je fais vite! Si vous détruisez cette statue,
un grand malheur s’abattra sur Troie. En
revanche, si vous réussissez à la faire entrer
dans la ville, non seulement elle la protégera,
mais en plus, elle vous aidera à monter une
expédition contre les Grecs et à les vaincre sur
leur propre territoire!
Le roi Priam caresse sa barbe d’un air songeur.
Monter une expédition... Vaincre les Grecs
sur leur propre territoire... Et pourquoi pas?
Mais comment introduire le cheval dans
Troie?
Il en est là de ses réflexions quand un mouvement
agite la foule. Des bras se tendent. Une
voix crie:
– Là-bas! Sur la mer! Regardez!
26
Dans le ventre du cheval, les Grecs se
redressent. Ils se tournent vers
Ulysse. Ils le voient pâlir. Ils le voient
qui approche encore sa tête de l’oeil du cheval,
si près qu’il se cogne! Ils le voient qui porte
machinalement sa main à son front pour se
frotter là où il s’est cogné.
– Qu’est-ce que... commence Diomède.
D’un geste, Ulysse lui demande le silence.
À l’extérieur, ce n’est pas le silence.
Au contraire.
Des cris, des hurlements s’élèvent.
Les Grecs essaient de comprendre, de saisir
quelques mots au vol. Impossible. Ils devinent
la terreur qui s’empare de la foule.
– Ulysse! Dis-nous! supplie Ménélas.
27
Ulysse essaie de parler, mais il n’y parvient pas.
Il se racle la gorge. On l’entend à peine
lorsqu’il murmure:
– Des serpents...
– Des serpents? Où ça? interroge Anticlos.
– Sur la mer. Deux énormes serpents. Ils
dressent leur poitrine au-dessus des vagues.
Leur corps n’en finit pas. Des anneaux et des
anneaux qui s’enroulent et se déroulent à la
surface des flots. Ils viennent vers le rivage. Ça
y est, ils sont tout près!
– Tu mens! s’exclame Ménélas.
– Je ne mens pas! Leur langue siffle.
Écoutez!
Les Grecs tendent l’oreille. Et, effectivement,
ils entendent des sifflements qui couvrent les
cris de la foule.
– Les serpents sortent de la mer, reprend
Ulysse. Ils rampent sur le sol. Leur corps est
rouge, la couleur du feu. Ils s’approchent.
– Que fait la foule?
– La foule recule. Beaucoup courent vers la
ville. D’autres restent là. On dirait qu’ils sont
cloués au sol. Et il y a cet homme...
– Quel homme?
28
Lacoon!
– Lacoon! Celui qui voulait brûler notre
cheval? interroge Diomède.
– Celui qui a planté sa lance dans notre statue
? complète Épéos.
– Oui. C’est bien lui. Avec ses enfants. Deux
garçons. Les serpents...
Ulysse se tait, détourne la tête. Il ne veut plus
voir le spectacle qui se déroule devant lui, mais
ses compagnons l’obligent à reprendre son
poste.
– Regarde! Dis-nous! Que font les serpents
?
Alors Ulysse obéit et raconte à nouveau:
– Les serpents... Ils se sont enroulés autour
des enfants. Ils broient leurs corps dans leurs
anneaux.
– Et leur père ne fait rien?
– Si, bien sûr! Le voilà qui se précipite, les
armes à la main. Il taille, il frappe... Les lames
glissent sur les écailles! Rien ne peut les entamer.
Et ça y est! Les serpents s’emparent de lui
aussi. Lacoon résiste. Il se débat. Inutile. Je le
vois qui tente d’écarter les anneaux qui l’étouffent.
29
Il bouge de moins en moins. Les enfants ne
bougent plus du tout... Lacoon non plus...
Ulysse se tait.
À l’extérieur, les cris ont cessé. Les Grecs
n’entendent plus un bruit, comme si la foule
des Troyens avait soudain disparu. Puis ils perçoivent
un son léger, un glissement sur le sol.
Ulysse commente:
– Les serpents s’éloignent. Ils montent vers
le temple. Je ne les vois plus...
– Qu’est-ce que cela signifie? murmure
Machaon.
– Que les dieux sont de notre côté, répond
Épéos sur le même ton. Ce Lacoon était le seul
à douter de l’histoire de Sinon et ils ont envoyé
les serpents pour le faire taire!
À l’intérieur du cheval, la nouvelle se répand
aussi vite qu’un navire qui file sous le vent:
– Les dieux sont avec nous!
– Ils ont fait taire Lacoon!
Et à l’extérieur, les Troyens aussi voient dans
l’apparition des serpents une intervention divine
car l’un d’eux s’exclame:
– Athéna a puni Lacoon! Il a osé lancer son
javelot contre l’offrande!
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Pas de doute, la déesse souhaite voir le cheval
dans nos murs et, si nous n’obéissons pas,
elle enverra d’autres serpents et nous périrons tous.
Le roi Priam lève les bras et clame:
– Du calme, du calme! Pas question de
contrarier Athéna. Ce cheval entrera dans
Troie et y restera. Il faut juste trouver le moyen
de lui faire franchir les portes...
À cet instant, Sinon l’interrompt en le tirant
par la manche:
– Roi Priam, les portes sont trop petites. Ou
le cheval trop grand. En tout cas, il ne passera
pas. En revanche...
– En revanche?
– Si vous abattez un morceau de vos murailles,
il n’y aura plus aucune difficulté.
– Sinon a raison! assure un conseiller de
Priam. Pratiquons une brèche dans nos murs.
Cela ira vite, et ce sera aussi rapide à reconstruire.
Au travail!
– Et il faudra trouver des roues et des cordes
pour tirer le cheval, glisse encore Sinon.
– Bien sûr, bien sûr...
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–Il fait chaud.
– Il fait soif.
– Tiens, j’ai encore un peu d’eau
dans ma gourde.
– C’est la chaleur surtout...
Dans le ventre du cheval, les Grecs commencent
à trouver le temps long. Le soleil monte et,
à l’intérieur de la carcasse en bois, la température
monte aussi. Il faut dire que pas un arbre n’apporte
son ombre bienfaisante. Tant de combats
se sont déroulés ici que le vaste espace au pied
des remparts de Troie s’est transformé en désert.
– Ulysse, dis-nous où ils en sont! réclame
Anticlos.
Ulysse observe les formidables murailles et
il explique:
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– Ils avancent, ils avancent. Ils sont nombreux.
Un morceau de mur est déjà tombé.
– Il est malin, ce Sinon! ricane Acamas.
Demander aux Troyens de détruire eux-mêmes
leurs remparts, il fallait y penser!
Ulysse ne relève pas. Cette idée-là aussi, c’est
lui qui l’a eue. Depuis que le nuage a dessiné
la forme d’un cheval sur le disque plein de la
lune, il a élaboré son plan dans les moindres
détails.
Il n’a pas prévu cependant le soleil qui brûle
au-dessus de Troie, ni la chaleur intense dans la
prison de bois, ni le mauvais caractère de ses
compagnons!
– Ils sont vraiment lents, ces Troyens!
clame Ménélas. Vous vous rendez compte du
temps qu’il leur faut pour abattre un misérable
morceau de muraille?
– Chut! murmure Thoas. Ils vont finir par
t’entendre!
– Ça m’est égal! J’en ai assez d’attendre dans
cette boîte! Sortons et battons-nous.
– Ménélas a raison, affirment ses voisins. Ce
n’est pas digne de nous d’attendre là, en cachette!
Ulysse intervient. Il lance:
33
– Ce qui ne serait pas digne de nous, c’est de
nous montrer maintenant. De trahir Sinon et
tous nos compagnons dissimulés de l’autre côté
de l’île de Ténédos.
Les autres grommellent.
– Il n’y en a plus pour longtemps, assure
Ulysse. Tenez, je vois les derniers blocs de
pierre qui tombent. Il y a à présent un sacré
trou dans leur enceinte!
– Est-ce qu’ils vont être capables de tirer le
cheval jusque là-bas? s’inquiète Épéos.
– Bien sûr! Je vois tout un groupe qui approche,
avec des roues et des cordes.
Les compagnons d’Ulysse sont bien obligés
de le croire. Ils entendent des coups: ce sont les
roues que l’on fixe aux pieds du cheval. Puis
ils sentent la monstrueuse statue s’ébranler.
– Enfin, murmure Néoptolème. Il va se passer
quelque chose!
– Pas tout de suite! leur rappelle Ulysse. Il
faut patienter jusqu’à la nuit...
– Et en attendant?
– En attendant, les Troyens vont faire la fête.
– Sans nous, murmure Thessandre. Oups!
C’est quoi, ça?
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– Ça, c’est mon pied! rugit Sthénélos. Et tu
es en train de l’écraser!
– Chut! souffle Ulysse. Vous faites trop de
bruit! On va vous entendre. Et tenez vos armes!
Vos boucliers cognent les uns contre les autres.
Mais les Troyens ne prêtent pas attention
aux cliquetis et aux voix qui s’échappent parfois
du ventre du cheval.
Ils sont bien trop occupés à pousser la statue
à l’intérieur de leur cité. Dès qu’elle a franchi
l’enceinte, ils rebâtissent la muraille.
La foule s’est rassemblée et les Troyens
chantent
et dansent pour encourager les hommes
qui promènent la lourde statue dans les rues de
leur ville. Des jeunes filles jettent des pétales
de
fleurs vers l’imposante carcasse. Des enfants se
poursuivent en riant entre ses jambes.
Avec le cheval de bois, les Troyens fêtent la
fin de dix années de guerre, ils fêtent le départ
des Grecs et ils fêtent l’arrivée dans leur ville
de ce merveilleux cadeau.
Enfin, la statue s’immobilise.
– Où sommes-nous? interroge Ménélas.
– Devant le temple, répond Ulysse.
– Et que vois-tu par l’oeil du cheval?
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– Des gens qui dansent, qui chantent, qui
boivent, qui mangent, qui s’embrassent...
– Qu’ils en profitent! ricane Sthénélos. Ils
n’en ont plus pour très longtemps.
– Il y a cette fille aussi, ajoute Ulysse.
– Une fille que tu connais?
– Que je connais, c’est beaucoup dire. Assez
en tout cas pour savoir qu’il s’agit de Cassandre,
une fille du roi Priam.
– Elle chante et danse, elle aussi?
– Oh non! Au contraire! Elle essaie d’arrêter
les Troyens. Elle clame que ce cheval
conduira Troie à sa perte.
– Comment peux-tu le savoir? interroge
Machaon. Il y a trop de bruit pour entendre la
voix de cette fille.
– Pas besoin de l’entendre, réplique Ulysse.
Cassandre a un don: elle peut prédire l’avenir.
Les compagnons d’Ulysse s’affolent.
– Mais si les Troyens l’écoutent, lance
Ménélas, nous sommes perdus!
Ulysse rit doucement et explique:
– Aucun risque. Le dieu Apollon a jeté un
sort à Cassandre. Elle prédit la vérité, mais personne
ne la croit jamais!
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– Tant mieux pour nous, grogne Anticlos.
– Est-ce qu’on va encore attendre longtemps?
interroge Néoptolème.
– Jusqu’à l’arrivée de la nuit, réplique Ulysse.
En attendant, dormons! Bientôt, nous aurons
besoin de toutes nos forces.
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Peu à peu, le bruit s’apaise autour du cheval
de bois. Les chants cessent, les danseurs
rentrent chez eux. Il ne reste que
des coupes oubliées par les buveurs et un tapis
de pétales de fleurs sur le sol de la cité.
Dans le ventre du cheval, les Grecs ne s’aperçoivent
de rien. Ils dorment. Ils ronflent
même! Jusqu’à Ulysse qui s’est laissé glisser de
son perchoir pour s’affaler contre l’épaule de
Diomède.
L’obscurité descend et les étoiles s’allument.
Loin, au ras de l’horizon, la lune fait son apparition.
Elle n’est plus complètement pleine, mais
elle est toujours aussi brillante.
Un premier caillou rebondit contre la coque
du cheval. Ping!
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Puis un deuxième. Ping!
Puis un troisième. Ping!
Puis toute une poignée: Ping! Ping! Ping!
– C’est quoi ce raffut? marmonne Diomède
dans son sommeil.
Ulysse se réveille en sursaut.
Ping! Ping! Ping! Ping! Ping!
Cette fois, c’est toute une rafale qui crépite
contre le bois!
Et une voix murmure:
– Qu’est-ce qui se passe là-dedans? Vous êtes
tous morts ou quoi?
– Sinon! s’exclame Ulysse. Vite, vous
autres! Debout! C’est l’heure!
– Hein? Quoi? Comment? demande Acamas.
– L’heure de quoi? grogne Néoptolème.
– L’heure de prendre Troie! réplique Ulysse.
Voilà qui a le don d’alerter tout le monde. En
un clin d’oeil, tous les Grecs du ventre du cheval
sont sur pied.
Ulysse donne des ordres.
– Épéos, ouvre la trappe. Anticlos, prépare
les cordes.
La plaque de bois qui ferme le ventre du cheval
glisse sur le côté.
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L’air de la nuit envahit la cachette.
Les Grecs le respirent avec délices.
Ulysse se penche et chuchote:
– Sinon!
– Je suis là! réplique Sinon sur le même ton.
Dans l’ombre, Ulysse distingue à peine leur
compagnon. Il semble tout petit, si loin en
contrebas au pied du cheval gigantesque. Un
instant, un vertige étourdit Ulysse. Ce n’est pas
le moment! Il se reprend et annonce:
– Sinon! Je balance la corde! Attrape
l’extrémité.
La corde se déroule depuis le ventre du cheval
jusqu’au sol troyen. Les charpentiers qui
ont bâti le cheval n’ont pas fait d’erreur dans
leurs calculs: la corde fait juste la bonne
longueur!
Le premier, Ulysse l’empoigne et se laisse glisser.
Bientôt, ses pieds foulent le sol de la ville.
Un à un, ses compagnons l’imitent, dans le
plus grand silence.
Pendant ce temps, Ulysse interroge Sinon:
– Tu as envoyé le message?
– Oui. Dès que les Troyens ont commencé à
s’endormir, je suis monté sur les remparts. Nos
bateaux étaient déjà en vue, avec la lanterne allumée sur le premier d’entre eux, comme
nous l’avions convenu.
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– Tu leur as fait signe?
– Bien sûr! J’ai agité à mon tour une lampe.
Ils savent donc que tout s’est déroulé comme
prévu. Puis je suis venu vous délivrer. Mais j’ai
bien cru que vous étiez morts! Qu’est-ce que
vous fabriquiez, là-dedans?
– Nous dormions, répond Ulysse.
Sinon est effaré. Il répète:
– Vous dormiez!
– Oui! Il fallait bien prendre des forces!
Ulysse se tourne vers le petit groupe rassemblé
au pied du cheval et interroge:
– Tout le monde est là?
– Oui, nous sommes tous là, confirme
Diomède.
– Alors, on y va. Les nôtres doivent être en
train de débarquer. Courons leur ouvrir les
portes de la ville.
Aussi silencieux que des chats, les Grecs se
répandent dans les rues de Troie. Nul ne les entend.
Les Troyens se croient en sécurité. Ils ont
chanté, dansé, bu, et aucun n’imagine que le
cheval était un piège.
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Aucun n’imagine que, pendant qu’ils festoyaient,
la flotte grecque a contourné l’île de
Ténédos et est revenue sur ses pas.
À présent, toutes les portes de Troie sont
ouvertes.
Les premiers Grecs se faufilent dans la ville.
D’autres les suivent. Et d’autres encore. Très
vite, ils sont partout. Un premier incendie est
allumé. Puis un deuxième. Des cris éclatent.
Les Troyens veulent saisir leurs armes, se défendre.
Il est déjà trop tard.
Toute la nuit, la ville se bat.
Toute la nuit, la ville brûle.
Au matin, de nombreux guerriers troyens
sont morts. Le roi Priam en fait partie. Et les
autres sont prisonniers des Grecs.
Au matin, il ne reste plus de Troie que des
ruines brûlantes qui fument sous le soleil
levant.
Au matin, Ménélas a retrouvé son épouse
Hélène.
Et le cheval de bois?
Il a brûlé aussi.
Pas entièrement.
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Dans un pli de son vêtement, Ulysse en
conserve un morceau: un fragment de la paupière
de l’oeil grâce auquel il a pu suivre tout ce
qui se passait à l’extérieur durant les longues
heures où lui et ses compagnons patientaient
dans le ventre du cheval.
La main serrée sur le bout de bois, Ulysse regarde
les fumées qui s’élèvent vers le ciel. Il
songe aux années de guerre qui viennent de
s’écouler et aux guerriers qui sont morts dans
un camp et dans l’autre. Il voit ses compagnons
emmener les Troyens en esclavage.
Il se dit que c’est cela aussi la guerre: des vies
détruites, des familles séparées.
Il se dit qu’il va enfin pouvoir rentrer chez
lui... si les dieux le permettent!
Alors il glisse le morceau de bois sous sa
tunique.
Comme un talisman.
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