Quand revenaient les beaux jours, Arthur, le roi de Bretagne, aimait à réunir sa cour autour d'un grand banquet. Il était l'exemple même du bon roi, courageux et courtois ; il attirait autour de lui preux chevaliers et nobles dames. Le banquet eut lieu cette année-là à Carduel, au pays de Galles, en la fête de Pentecôtes. Après le repas, les dames et les demoiselles invitèrent les chevaliers à se promener à travers les pièces du château. Des petits groupes se formèrent ; beaucoup se mirent donc à parler d'Amour, des joies et des peines que ressentent Ies amants véritables. Aujourd'hui, hélas, les choses ont changé. On ne sait plus parler d'amour sans mentir, ni aimer sans faire semblant. Jadis, les amoureux étaient vraiment généreux, courtois et honnêtes.
Un certain Calogrenant, chevalier fort apprécié pour sa bonne compagnie, se mit à raconter l'histoire qui lui était arrivée et qui, à dire vrai, avait tourné à sa plus grande honte. Plusieurs beaux chevaliers se trouvaient là pour l'écouter : Dodinel, Sagremor, messire Yvain et le neveu d'Arthur, messire Gauvain. Il y avait aussi un chevalier nommé Keu, beaucoup moins courtois que les autres, toujours prêt à critiquer et à déverser son venin. La reine s'était retirée avec le roi, puis elle revint tandis que le roi se reposait, ce qui avait surpris les chevaliers habitués à plus de courtoisie de la part d'Arthur. Jamais au cours d'une grande fête, il ne quittait ses invités.
Calogrenant raconta donc l'histoire suivante :
« Il y a sept ans, je fus pris par l'ennui et j'avais l'âme triste. C'est pourquoi je décidai de partir à l'aventure. Je m'équipai des pieds à la tête et partis sur mon cheval. Je chevauchai une bonne partie de la journée dans la forêt de Brocéliande en suivant un chemin difficile rempli de ronces et d'épines. Je finis par déboucher sur une lande où j'aperçus une fortification de belle allure, entourée par un large fossé. Je m'approchai du pont qui l'enjambait. Le propriétaire m'y attendait, un oiseau, dressé pour la chasse, sur le bras. Il me pria de descendre de cheval, ce que je fis aussitôt, car j'étais à la recherche d'un hébergement pour la nuit.
1
Arrivé dans la cour, ce vavasseur frappa sur un instrument de cuivre pour alerter sa maison, et aussitôt les domestiques accoururent pour prendre soin de mon cheval. Une jeune fille vint à moi, grande, élancée, agréable. Elle enleva une à une les pièces de mon armure et me revêtit d'un court manteau couleur des plumes du paon et garni de cette fourrure d'écureuil qu'on appelle le vair. Elle me conduisit dans le plus joli petit pré du monde, entouré d'un muret. J’étais seul avec elle et je ne vis pas le temps passer tellement elle avait d'allure et de charme. J’aurais voulu n'être jamais séparé d'elle, mais mon hôte, qui était son père, nous fit appeler pour le souper. Elle s'assit face à moi, égayant le repas par son art de mener la conversation. Le vavasseur m'avoua qu'il n'avait pas accueilli depuis bien longtemps un chevalier errant et me fit recommandation de m'arrêter chez lui à mon retour. Je dis "bien volontiers". Au petit jour, je pris congé de mes merveilleux hôtes et repris l'aventure. J'avais fait un petit bout de chemin dans la forêt quand j'aperçus, au milieu d'un espace défriché, qu'on appelle un essart, des taureaux sauvages aussi agressifs que des léopards. Ils se défiaient et s'affrontaient avec une telle sauvagerie que je dois l'avouer - j'eus un mouvement de recul. Un vilain qui ressemblait à un Maure était assis à même une souche, une grosse massue à la main. Je n'avais jamais vu plus hideuse créature : une tête chevelue plus grosse que celle d'un cheval pour domestiques, un front énorme, des oreilles velues, grandes comme celles d'un éléphant, des sourcils en broussaille. Et avec ça, une face plate, des yeux de chouette, un nez de chat, une bouche de loup, des crocs de sanglier de couleur rousse, une barbe rousse, des moustaches en tortillons, pas de cou mais un menton directement collé sur la poitrine. Il portait un étrange vêtement : pas de lin, pas de laine, encore moins de soie, mais deux peaux de taureaux fraîchement écorchés attachées tout simplement à son cou.
Il dressa son corps bossu dès qu'il m'aperçut, et je me tins aussitôt sur mes gardes, car cet homme effrayant était un géant de presque cinq mètres. Savait-il seulement parler ? Avait-il quelque intelligence ? Il se tenait immobile et muet. Alors, je m'enhardis :
- Hé, là ! Dis-moi si tu es une bonne créature ou pas.
- Je suis un homme, dit-il.
- Quelle sorte d'homme ?
- De l'espèce que tu vois. Je ne change jamais de corps comme savent le faire les enchanteurs.
2
- Et que fais-tu ici ? lui demandai-je.
- Je garde les taureaux sauvages et je les soumets à ma volonté. Quand ils se battent trop violemment, j'en empoigne un par les cornes sans faiblir. Les autres comprennent aussitôt qu'ils ne gagneront pas contre moi et m'entourent comme pour crier grâce. Je suis le seul à pouvoir accomplir cet exploit. Tout autre que moi serait aussitôt embroché par les cornes. Mais toi, quel genre d'homme es-tu ?
- Comme tu le vois, je suis un chevalier errant. Je cherche et je ne trouve pas. J'ai longtemps cherché pourtant.
- Que cherches-tu ?
- L'aventure. Je veux mettre mon courage à l'épreuve.
- Je ne sais pas ce qu'est l'aventure, dit le géant. Par contre, je peux te dire ceci : il y a tout près d'ici une fontaine. Beaucoup de chemins y conduisent, mais le mieux est d'aller tout droit. Tu arriveras ainsi sans t'égarer à la fontaine qui bouillonne, bien qu'elle soit plus froide que le marbre. Elle est à l'ombre du plus bel arbre du monde, qui ne perd pas ses feuilles en hiver. De cet arbre descend une longue chaîne avec un récipient, une sorte de bassin, accroché au bout. Auprès de la fontaine, il y a une petite chapelle, et aussi un perron. Prends le bassin pour puiser l'eau et verse-la sur le perron, et alors aussitôt tu verras se lever une tempête, à faire s'enfuir chevreuils, cerfs, daims, sangliers et toutes les bêtes de la forêt. Tu verras la foudre s'abattre, les arbres se briser, le tonnerre, la pluie, les éclairs se déchaîner. Si jamais tu ressors vivant de cette tempête, tu seras le plus chanceux de ceux qui auront eu le courage d'aller à cette fontaine.
Je quittai mon géant et trouvai la fontaine qu'un superbe pin ombrageait. Le bassin était en or fin. Quatre rubis plus flamboyants que la lumière éclatante du soleil levant supportaient un perron fait d'une seule émeraude, percée en son milieu. Je remplis le bassin et versai le contenu sur le perron d'émeraude. Aussitôt la tempête m'assaillit. Cela vous étonnera san doute, car c'est de la folie de ma part, mais je fus ébloui et heureux d'assister à cette gigantesque tempête. J'avais dû verser trop d'eau car, du ciel déchiré, la foudre tombait partout autour de moi, les grands arbres se brisaient. Pluie, neige, grêle étaient sur la forêt et je crus mourir cent fois à cause du tonnerre. Heureusement, cela ne dura pas longtemps et je fus bien aise de voir le temps se radoucir.
3
Sur le pin, comme par enchantement, des oiseaux par centaines apparurent, et ce fut merveille, après tout ce fracas, d'entendre leurs douces mélodies : je jouissais si fort de cette musique que je crus bien en perdre la raison. Mais soudain, un grand fracas me tira de mon ravissement. Un chevalier venait dans ma direction. Il faisait tant de vacarme que je crus un instant qu'ils étaient dix. Je remontai sur mon cheval et le vis fondre sur moi, plus rapide qu'un aigle et rugissant comme un lion en colère.
- Vassal, vous ne respectez pas les bonnes règles de la chevalerie ! Avant de me chercher querelle vous auriez dû me lancer un défi. Et si vous pensiez être dans votre bon droit, il aurait fallu m'avertir avant de me faire la guerre. Vous venez de détruire ma forêt et d'endommager mon château en déclenchant cette terrible tempête. Vous m'avez fait grand tort. Je suis donc en mesure de me plaindre, j'en ai le droit. Plus de paix entre nous !
Ce fut donc le combat. Chacun se protégea au mieux derrière son écu. Le chevalier me dépassait facilement d'une tête, il avait un cheval plus vif que le mien et sa lance était plus solide. Je n'ai pas l'habitude - vous le savez - de faire semblant de me battre : ma lance frappa son écu avec une telle violence qu'elle vola en éclats. La sienne resta intacte.
Jamais je n'en vis une aussi lourde aux mains d'un chevalier. Elle m'atteignit durement et me fit culbuter par-dessus la croupe de mon cheval. Je me retrouvai par terre, rempli de honte. En vainqueur du combat, il s'empara de mon cheval et me laissa étendu sur le sol, sans même daigner me jeter un regard.
Je m'assis près de la fontaine et me reposai. Que faire ? Je n'osais pas suivre le chevalier. D'ailleurs il avait disparu. Je me rappelai la promesse faite au vavasseur de repasser chez lui. C'est ce que je fis. Mais avant, j'eus soin de me débarrasser de toutes mes armes, pour marcher plus facilement.
Il faisait nuit quand je parvins chez mon hôte ; j'étais humilié et couvert de honte, je le dis en toute vérité. Mais ni le vavasseur ni sa fille ne changèrent d'attitude envers moi. Ils n'eurent pas moins d'égards que la première nuit, et je leur en fus reconnaissant. Ils avaient entendu dire que jamais personne n'était revenu de la fontaine qui bouillonne. Tous ceux qui avaient tenté l'aventure avaient été tué ou faits prisonniers.
C'est ainsi, seigneurs chevaliers, que se termina ma folle aventure. Je n'avais encore jamais osé la raconter. »
4
Yvain prit la parole le premier :
- Par ma tête, monseigneur, vous êtes mon cousin germain et nous devons avoir l'un pour l'autre une grande affection, mais laissez-moi vous dire que vous méritez bien le titre de fou. Pourquoi ne m'avez-vous pas raconté plus tôt cette histoire ? Si je vous appelle fou, ne le prenez pas mal ; car si je le peux, je suis prêt à aller venger votre honte.
Messire Keu, comme on l'a dit, ne savait pas tenir sa langue. Il ironisa :
- Quelles belles paroles ! On voit bien que le repas est terminé. Chat rassasié est d'humeur joyeuse et ronronne ! On s'est bien calé l'estomac, on ne bouge plus, mais pour ce qui est de parler, on parle ! Rien que du vent ! Dépêchez-vous, allez, messire Yvain ! Quoi, vous n'êtes pas encore prêt ? Vous n'êtes pas à cheval, toutes bannières déployées ! Faites-nous savoir quand vous partez, cher messire, car nous voulons vous accompagner sur le chemin de votre martyre !
La reine s'en prit à Keu :
- Avez-vous donc perdu la tête, messire Keu ? Vous n'arrêtez pas de jacasser et de dire du mal de tout le monde. Votre langue vous fait bien des ennemis ! Les fous furieux, on les attache solidement aux grilles du choeur, dans les églises. Il faudrait faire pareil avec votre langue qui déraisonne.
- N'y prenez garde, ma dame, intervint Yvain. Messire Keu a tellement de choses intelligentes à dire que partout où il va, il ne restera jamais muet, si vous voyez ce que je veux dire. À la méchanceté, il oppose toujours des paroles pleines de courtoisie. Vous savez bien si je mens ou non. Mais arrêtons ces querelles. Je ne veux pas ressembler au molosse qui se hérisse et grogne quand un autre molosse montre ses crocs.
C'est alors que le roi Arthur, enfin sorti de sa sieste, vint s'asseoir auprès de la reine Guenièvre. Celle-ci était une bonne conteuse et lui rapporta l'histoire de Calogrenant. Le roi jura sur l'âme de son père, sur celle de son fils et celle de sa mère, qu'il irait voir la fontaine qui déclenche les tempêtes avant la fin de la quinzaine. II ajouta que tous ceux qui voulaient l'accompagner seraient les bienvenus.
Tout le monde se réjouit, sauf Yvain.
5
Messire Yvain voulait partir seul pour être sûr d'affronter le chevalier qui avait défait Calogrenant. En effet, s'il partait avec le roi et ses chevaliers, deux d'entre eux avaient priorité sur lui pour solliciter le droit de combattre en premier : c'étaient Keu et Gauvain. Yvain avait grande envie de refaire le même chemin que son cousin Calogrenant, de voir le géant gardien des taureaux, la jolie fille du vavasseur, d'arriver à l'étrange fontaine. Alors il quitta discrètement la cour.
Arrivé chez lui, il pressa l'un de ses écuyers, en qui il avait toute confiance, et lui commanda de préparer ses armes et son cheval de combat. Puis il lui dit :
- Je pars par cette porte sur mon palefroi. Toi, va me rejoindre sur l'autre cheval, le destrier avec toutes mes armes. Je prendrai le destrier et tu rentreras avec le palefroi. Dépêche-toi, et surtout pas un mot : c'est un ordre. Sinon, il t'en cuira.
- Soyez tranquille, seigneur, répondit l'écuyer, personne ne saura rien. Partez, je vous rejoins.
Tout se passa comme prévu. L'écuyer rejoignit son seigneur en un lieu retiré. II lui remit le harnais, le cheval bien ferré, et l'aida à s'équiper. Puis il rentra au logis sur le palefroi tandis qu'Yvain partait sans s'attarder sur son cheval de combat. II lui fallut chevaucher plusieurs jours durant par monts et par vaux. II traversa d'immenses forêts, des contrées inconnues et sauvages, et parvint à l'entrée du chemin obscur, rempli de ronces. Maintenant, il ne pouvait plus s'égarer.
II arriva chez le vavasseur qui l'accueillit de la plus délicates façon. Yvain passa une soirée délicieuse grâce à son hôte et à sa fille dont la beauté et l'intelligence lui parurent cent fois supérieures à ce qu'avait conté Calogrenant. Les mots sont toujours trop faibles pour décrire les qualités et les vertus d'un homme ou d'une femme de bien.
Après une nuit dans ce confortable logis, monseigneur Yvain reprit sa route. Le géant qui gardait les taureaux lui indiqua le chemin. Yvain fut tant impressionné qu'il fit plus de cent fois le signe de croix : comment Nature pouvait-elle produire créature aussi laide et aussi repoussante ?
6
Monseigneur Yvain parvint à la fontaine, versa sur le perron I'eau du bassin rempli à ras bord. Aussitôt vent et tempête se levèrent comme prévu. Et quand Dieu redonna un beau ciel, les oiseaux se posèrent sur le pin et manifestèrent leur joie. Ils sifflaient tout guillerets lorsque surgit, à grand fracas et flambant de colère, un chevalier plus excité que s'il chassait le cerf en rut. Les deux seigneurs se ruèrent alors aussitôt l'un contre l'autre montrant clairement qu'ils s'en voulaient à mort.
Chacun a une lance rigide et solide. Ils se portent des coups d'une telle violence que leurs hauberts perdent leurs mailles d'acier, et que leurs lances explosent en mille morceaux. Chacun sort son épée, et les coups pleuvent si dru que les boucliers se transforment en lambeaux. Alors, chacun porte ses coups d'épée à l'épaule, à la poitrine, à la hanche de son adversaire, mais sans jamais chercher à blesser les chevaux. Aucun des deux ne recule. Ils sont là, solides comme deux rocs. Jamais deux chevaliers ne dépensèrent autant de forces pour hâter leur mort. Leurs heaumes sont cabossés et défoncés, leurs hauberts se démaillent et ne protègent pas plus qu'un habit de moine.
Ils en sont à se frapper d'estocs au visage. Le sang coule à flots, le combat féroce s'éternise. Aucun des deux ne veut reculer avant d'avoir blessé à mort l'adversaire.
Finalement, monseigneur Yvain fit éclater le heaume du chevalier. Jamais celui-ci n'avait reçu un coup aussi atroce. Il en fut tout ébranlé. Sous la coiffe de métal, son crâne était fendu ; des morceaux de cervelle et du sang tachaient les mailles de son haubert resplendissant. La douleur était si violente que son coeur faillit lâcher. Il prit peur et s'enfuit. Qu'aurait-il pu faire d'autre ? Il se savait blessé à mort. Il fuyait et monseigneur Yvain le poursuivait. On aurait dit un gerfaut chassant une grue cendrée sans parvenir à l'atteindre. Yvain voulait pourtant le prendre mort ou vif. Il se souvenait en effet des propos insultants de monseigneur Keu, et était décidé à rapporter une preuve de sa victoire.
Yvain pénétra dans le château juste derrière le chevalier. Il n'y avait personne dans les rues. Arrivé au palais, le chevalier s'engouffra par la porte et Yvain parvint, en se penchant sur l'avant, à l'agripper par la selle. Mais le passage n'était fait que pour un seul cheval à la fois. Soudain, le destrier d'Yvain mit le pied sur un système de contrepoids qui déclencha le mécanisme d'un piège diabolique.
7
Tel un diable surgi de l'enfer, une porte coulissante, tranchante comme un couperet tomba d'en haut et coupa en deux la selle et le cheval au niveau de la croupe. Heureusement que messire Yvain se tenait à ce moment penché sur l'avant ! Seuls ses éperons furent tranchés net, au ras des talons. Le chevalier, lui, s'était enfui par une deuxième porte qui se referma aussitôt.
Privé de monture, Yvain se retrouva pris au piège. Il était enfermé dans une salle aux voûtes et aux murs superbement décorés. Impossible de s'échapper. On n'allait pas tarder à lui faire payer cher sa victoire sur le chevalier maître des lieux.
8
Yvain entendit soudain s'ouvrir une porte. Une petite chambre se cachait là, derrière un mur de la salle. Il en sortit une demoiselle belle à ravir. Mais son visage s'assombrit quand elle aperçut monseigneur Yvain :
- Chevalier, dit-elle, j'ai bien peur que vous soyez ici le mal venu. Si vous êtes pris, vous serez immédiatement taillé en pièces. Mon seigneur vient de rentrer blessé à mort et je sais que vous êtes responsable. Ma dame et ses gens se lamentent si fort qu'ils seraient bien capables de se suicider à force de douleur. Seule leur peine les empêche de s'occuper de vous pour l'instant, mais ils savent que vous êtes ici. Vous êtes pris, chevalier.
Monseigneur Yvain répondit :
- À Dieu ne plaise, jamais ils ne m'auront.
- Vous dites vrai, messire, car je vais m'employer de toutes mes forces à vous sauver. Vous êtes un preux chevalier, vous ne manifestez pas de peur. Et je vais tout faire pour vous aider comme autrefois vous l'avez fait pour moi. Vous ne vous souvenez pas ? Un jour, ma dame m’envoya porter un message à la cour du roi Arthur. Je n'étais sans doute pas assez sage ni assez courtoise, je n'avais sans doute pas les belles manières qui conviennent à une jeune fille, car aucun chevalier ne m'adressa la parole. Aucun sauf vous qui êtes ici. Vous m'avez honorée, vous vous êtes montré serviable envers moi. Je veux vous rendre la pareille. Et d'abord, sachez que je vous ai aussitôt reconnu : votre père est le roi Urien, et vous êtes messire Yvain. Tenez, prenez ma petite bague. Vous me la rendrez seulement quand vous serez libre. Cette bague rend invisible. Veillez seulement en la passant à votre doigt à en cacher la pierre dans votre paume bien fermée. Vous serez comme le bois de l'arbre caché derrière l'écorce. Personne ne vous verra, même en écarquillant les yeux.
Cela plut fort à monseigneur Yvain. La jeune fille le fit avancer dans la salle et l'invita à s'asseoir sur un lit recouvert d'une luxueuse couverture. Puis elle lui apporta à manger : poulet rôti disposé sur une énorme tranche de pain, un plein pot de vin noble dans un hanap resplendissant. Yvain se servit copieusement.
9
À la fin du repas, la jeune fille lui dit :
- Vous entendez ? Les voilà à votre recherche. Surtout ne quittez pas le lit. Ils vont enrager de ne pas vous trouver. Je vous quitte.
Un groupe d'individus excités pénétra dans la salle, après avoir fait relever les portes qui avaient retenu Yvain prisonnier. Ils avaient vu le cheval coupé en deux, le chevalier ne pouvait donc qu'être ici. Mal aucun d'eux n'avait l'oeil capable de voir l'homme invisible. Ils eurent beau chercher, ils ne trouvèrent pas celui qu'ils voulaient tuer de leurs mains. Ils fouillèrent partout, sous Ie lit, donnèrent des coups de bâton comme des aveugles, et ne rencontrèrent que le vide.
- Sommes-nous ensorcelés ? s'inquiétaient-ils. Il n'y a pas d'autre porte, pas d'autre issue. Nous avons vu le bout de ses éperons coupés à ras. Il ne peut être qu'ici. Pour s'enfuir, il faudrait être un oiseau ou une petite souris.
Ils frappèrent les murs, les bancs et les lits, mais pas celui où le chevalier se tenait. C'est alors qu'une dame arriva, si belle qu'on n'en vit jamais de semblable dans toute la chrétienté. Mais elle vacillait de douleur. Elle se lamentait à voix haute, s'arrachait les cheveux, déchirait ses vêtements, se pâmait au bord de l'évanouissement puis se remettait à pousser des cris à cause de son mari : là, devant elle, on l'emportait en procession, sur un brancard mortuaire. En tête du cortège s'avançaient les croix et les cierges portés par les dames d'un couvent ; ensuite venaient les porteurs de livres saints et d'encens ; et les clercs chargés d'apporter la consolation aux âmes en peine. Et soudain, du sang clair encore chaud se mit à couler des plaies du cadavre. Les plaies s'étaient rouvertes. C'était le signe, aux yeux de tous, que celui qui l'avait tué se trouvait tout proche.
- Le tueur est là, parmi nous, criaient les gens, mais nous ne le voyons pas. Il y a là-dessous quelque diablerie !
Et ils continuaient à chercher. Yvain reçut même quelques solides coups de bâton, mais il se garda bien de bouger.
Et la dame s'en prenait à Dieu :
- Vrai Dieu, il faudrait te rendre responsable si tu laisses échapper le traître qui a tué mon mari. Je sais qu'il est ici, mais tu m'empêches de le voir. Il est devenu fantôme, ou bien il a peur de moi.
10
Écoute-moi bien, chevalier fantôme, tu te caches, c'est donc que tu es un lâche ; et si tu as pu tuer mon mari, ça ne peut être que par traîtrise. Tu t'es rendu invisible et tu l'as surpris pour le tuer. Si tu avais été visible, jamais tu n'aurais pu le vaincre. Il n'y avait pas sur terre plus fort chevalier.
Finalement, il fallut bien arrêter les recherches pour assister aux funérailles dans l'église.
Après la cérémonie, la jeune fille revint vers Yvain qui lui avoua n'avoir pas été très rassuré par tout ce remue-ménage.
- Mais maintenant, dit-il, j'aimerais bien regarder au dehors pour voir la procession qui conduit le mort au cimetière.
Elle l'installa auprès d'une petite fenêtre d'où il pouvait tout voir sans danger d'être repéré. En fait, ce n'était pas la procession qui l'attirait, mais la dame. Il l'aperçut, en bas, seule, dans la cour. Chevaliers, prêtres, serviteurs et dames étaient déjà partis. Elle tentait de s'étrangler, elle se tordait les doigts, elle récitait ses prières dans un psautier enluminé de lettres d'or. Elle recommandait son mari à Dieu, elle priait pour que l'âme de ce preux et courtois chevalier parvienne parmi les saints du ciel.
Yvain brûlait de la rejoindre pour la consoler, mais la jeune fille lui dit :
- Messire Yvain, je vous en prie, ne bougez surtout pas d'ici ! Ne commettez aucune folie. Je dois partir, car on va s'étonner de ne pas me voir au milieu des gens du château. Mais vous, restez caché. Vous êtes en sécurité ici.
Elle part et Yvain reste. Il voit par la fenêtre le corps du chevalier qu'on porte en terre. Keu le félon, le pervers, ne se privera pas de lancer railleries et insultes, car Yvain ne pourra pas ramener la moindre preuve qu'il a tué le chevalier. Mais son coeur blessé à la pensée de ces railleries est consolé par de douces images ; Amour en effet l'envahit, doux comme le miel. II aime la dame, son ennemie, celle qui le hait plus que nul autre. Il souffre de la voir arracher ses beaux cheveux d'un éclat plus vif que l'or fin. Cette femme, sans le savoir, venge son mari bien mieux que ne le ferait un coup d'épée. Car on guérit d'une blessure infligée par une arme, pourvu qu'on trouve un bon médecin, tandis que la blessure d'amour saigne dès qu'elle se rapproche de son médecin.
11
Tout en regardant par la fenêtre, monseigneur Yvain se désespère :
« Je suis bien fou, pense-t-il, de vouloir ce que je n'obtiendrai jamais : cette femme dont je viens de blesser mortellement le mari ! Elle a bien raison de me haïr. Mais non, je ne suis pas fou : ce qui est folie, c'est de croire que les sentiments d'une femme ne peuvent pas changer. Elle changera, j'en suis sûr. Que Dieu le veuille ! Mon amour pour elle est si fort. Je me soumettrai à elle pour toujours dès qu'Amour le décidera. Est-elle amie, est-elle ennemie ? Suis-je un ennemi, suis-je son ami ? N'ai-je pas tué celui qu'elle aimait ? Je suis donc son ennemi ? Non, je suis son ami, c'est ainsi qu'Amour le veut. Jamais, je n'ai jamais vu si délicat et lumineux visage. Et ses yeux, remplis de larmes, et pourtant si parfaits. D'où vient une si grande beauté ? Nature s'est surpassée en la créant. Ou plutôt, non, c'est Dieu lui-même qui l'a créée pour en faire un modèle que jamais Nature ne pourra imiter. »
Pendant qu'Yvain souffre d'amour pour la dame, on ferme à nouveau les portes qui l'avaient fait prisonnier. Maintenant, c'est trop tard, il ne peut plus quitter le château. Mais il s'en moque bien car Amour et Honte l'empêchent de partir. Honte, car s'il s'en va, sans emporter une preuve de son combat victorieux, jamais personne ne le croira. Amour, car il est incapable de quitter la dame à qui il s'est soumis de coeur.
La jeune fille revient. Elle lui demande comment il va. Il répond qu'il se sent comblé.
- Comblé ? s'étonne-t-elle. Mais vous êtes recherché et condamné à mort!
- Je n'ai pas du tout envie de mourir, répond Yvain. J'aime trop la vie.
La jeune fille a compris qu'il est amoureux de sa dame.
- Ne bougez pas, dit-elle. Je vais arranger l'affaire.
12
La jeune fille s'en alla trouver sa dame qui lui faisait une entière confiance et la prenait souvent pour confidente.
- Ma dame, dit-elle, vous lamenter ainsi ne fera pas revenir votre mari. Vous vous faites du mal.
- Alors, répondit la dame, si la douleur me tue, je le suivrai.
- Suivre votre mari ? Dieu vous en garde, ma dame. Puisse-t-il au contraire vous en trouver un aussi bon !
- Un aussi bon mari ! Comment oses-tu dire un tel mensonge !
- Un meilleur, même, si vous le voulez.
- Tais-toi ! Va-t'en ! Quelle audace !
- Un meilleur, oui, et je peux le prouver. Mais sans vouloir vous blesser, dites-moi qui défendra vos terres quand le roi Arthur viendra avec sa cour de chevaliers au perron de la fontaine ? Vous pleurez, ma dame, alors que vous devriez prendre conseil pour défendre vos biens. C'est urgent, ma dame bien aimée, car vos chevaliers sont tous des peureux. Celui qui a peur de son ombre fait tout pour éviter le combat à la lance, car c'est un jeu que n'apprécient pas les faibles. Aucun ne vous défendra contre le roi Arthur, vous le savez très bien.
La dame est touchée par ces conseils de sa confidente ; mais elle ne veut rien laisser paraître :
- Fiche le camp, dit-elle. Tu m'embrouilles avec toutes tes paroles.
La jeune fille s'en va, mais têtue, elle revient vite à la charge :
- Ma dame, trop de deuil ne vous convient pas. Vous êtes faite pour la joie. Il reste bien dans le monde cent chevaliers aussi bons ou meilleurs que votre mari. Lorsque deux chevaliers s'affrontent, lequel, dites-moi, est le plus valeureux si I'un des deux sort vainqueur ? Le chevalier qui a vaincu votre mari lui était supérieur. Il a même eu le courage de le poursuivre jusqu'ici.
- Espèce de folle ! hurle la dame. Tu es possédée du Malin !
13
Dans la nuit, la dame cependant réfléchit. Qui allait défendre sa fontaine ? Elle commençait à regretter d'avoir si mal traité sa confidente. Cette jeune fille n'avait-elle pas raison ? Après tout, le chevalier qui avait tué son mari ne pouvait pas agir autrement. Il avait été obligé de défendre sa vie. Alors pourquoi le détester ? Elle imagina toute la nuit que le chevalier se tenait devant elle ; elle l'obligeait à s'expliquer et finissait par conclure qu'il n'avait fait que se défendre. Son mari, lui, n'aurait pas hésité à le tuer. Il n'avait donc pas agi contre le droit. Il n'avait rien contre son mari ni contre elle.
Au matin, quand la jeune fille revint, la dame lui demanda pardon de l'avoir injuriée, puis alla droit au but:
- Que sais-tu du chevalier ? Connais-tu son nom, son lignage ? S'il est d'un rang égal au mien, alors je le ferai seigneur de mes terres et de ma personne.
La jeune fille répondit toute joyeuse :
- Ma dame, vous aurez le mari le plus gentil, le plus courtois et le plus beau qui soit. Il s'appelle Yvain.
- Yvain? Par ma foi, ce n'est pas un rustre. C'est le fils du roi Urien. Dis-moi quand il pourrait être ici.
- Dans cinq jours, je pense.
- C'est bien trop long. Qu'il vienne ce soir ou demain au plus tard.
- Ma dame, même un oiseau ne pourrait franchir en un jour la distance qui le sépare de nous. Je vais lui envoyer mon coursier le plus rapide. Il arrivera à la cour du roi Arthur demain soir. Le seigneur Yvain pourra se mettre aussitôt en chemin.
- La lune luira ce soir. Que de deux journées, il ne fasse qu'une. Qu'il vienne très vite et je lui donnerai, en retour, tout ce qu'il voudra. Mais il faudra veiller à ce que personne ne murmure que j'épouse le meurtrier de mon mari.
La jeune fille répondit :
- Dans trois jours, c'est promis, il sera là. Et je me charge de la façon de conduire cette affaire. Il faut penser à réunir vos sujets pour leur demander conseil à propos de la venue du roi Arthur à votre fontaine. Ainsi vous respecterez la coutume. Et comme aucun de vos chevaliers n'osera se proposer pour défendre la fontaine, vous pourrez dire alors qu'en toute logique, vous devez envisager de vous remarier et que le temps presse.
14
Un chevalier de grande réputation vous sollicite mais vous n'osez lui donner votre réponse tant qu'ils ne vous y auront pas autorisée. Vous les verrez, tous ces tortueux ! Ils seront tellement pressés de se décharger du devoir de défendre votre fontaine, qu'il se jetteront à vos pieds et vous supplieront de vous remarier !
Après cet entretien, la jeune fille fait semblant d'envoyer chercher monseigneur Yvain sur ses terres. Personne ne doit savoir qu'il est déjà dans le château. Elle lui fait prendre un bain, se laver la tête, se coiffer ; elle lui apporte une robe en beau tissu agrémentée d'une fourrure de vair. Bien sûr, elle lui fournit tout ce qui peut mettre en valeur son élégance : un fermail d' or incrusté de pierres précieuses, une fine ceinture et une aumônière en tissu de prix.
Puis elle annonce à sa dame que monseigneur Yvain est arrivé. La dame la presse de le faire entrer aussitôt. Alors la jeune fille va trouver monseigneur Yvain :
- C'est le moment, messire, dit-elle. Ma dame est seule, elle veut vous voir en secret. Et surtout n'ayez pas peur, je lui ai tout dit, et elle est très bien disposée envers vous. Elle veut tout, absolument tout de vous.
Puis, se penchant à son oreille, elle ajoute :
- Elle veut vous mettre en prison.
- En prison ?
- En prison, oui ! La prison de l'amour, voilà où vous serez enfermé ! Il n'est pas possible d'aimer sans devenir prisonnier de celle qu'on aime. Soyez sans crainte, il n'existe pas de plus agréable prison. Allons, venez !
Yvain n'était pas très rassuré, car il craignait de tomber dans un piège. La dame lui voulait-elle autant de bien que le prétendait sa confidente ? Quand il la vit devant lui, assise sur un large coussin vermeil la peur le paralysa. Il ne put prononcer un seul mot.
Alors, la jeune fille brusqua les choses :
- Que soit maudite cinq cents fois l'âme de celle qui conduit dans la chambre d'une dame un chevalier qui n'ose même pas s'approcher et qui a perdu sa langue ! Allons, messire, ma dame ne va pas vous mordre ! Demandez-lui paix et concorde. Qu'elle vous pardonne la mort d'Esclados le Roux son mari.
15
Yvain s'agenouilla :
- Ma dame, dit-il, tout ce qu'il vous plaira de me faire subir, je l'accepte de vous.
- Vraiment, répondit la dame. Et si je vous tuais, chevalier ?
- Je vous en remercierais, ma dame. Vous ne m'entendrez pas dire autre chose. J'aimerais tant réparer le tort causé par la mort de votre mari, même si j'étais bien obligé de me défendre.
- Je l'admets, répondit la dame, vous aviez le droit avec vous. Alors je me demande, puisque vous étiez dans votre droit, pourquoi vous êtes prêt à faire tout ce qu'il me plaira.
- Parce que je laisse parler mon coeur.
- Et ce coeur, doux ami, qui lui dicte de parler ainsi ?
- Mes yeux, ma dame.
- Et les yeux, qui leur donne des ordres ?
- Votre beauté, ma dame. La beauté qu’ils ont vue en vous.
- La beauté a-t-elle commis un crime ?
- Oui, ma dame, celui de me faire aimer.
- Aimer, et qui donc ?
- Vous, dame très chère.
- Moi, et de quelle façon ?
- De la façon la plus totale et la plus absolue. Pour vous je veux vivre ou mourir.
- Seriez-vous prêt à défendre la fontaine pour moi ?
- Contre n'importe qui.
- Alors, la paix est faite entre nous. Venez donc que je vous présente à mes chevaliers. Ils nous attendent dans la grande salle.
16
L'entrée de monseigneur Yvain, de si noble allure, suscita l'émerveillement dans la salle remplie de chevaliers et de gens d'armes. Tous se levèrent et s'inclinèrent. Chacun se dit : « Voici donc le futur mari de notre dame. Maudit qui oserait s'opposer au mariage, car il a fière allure, le chevalier. L'impératrice de Rome en personne trouverait en lui un mari digne d'elle. »
Alors le sénéchal qui était loin d'être un sot prit la parole :
- Seigneurs, la guerre nous menace. Le roi Arthur s'équipe du mieux qu'il peut pour ravager nos terres. Avant quinze jours, le pays sera en ruine si nous ne trouvons pas un bon défenseur. Notre dame se trouve en fâcheuse posture depuis la mort de son vaillant mari. Il ne lui reste plus qu'une parcelle de ce domaine jadis immense et bien géré. Une femme ne sait pas porter l'écu ni attaquer à la lance, mais elle peut prendre un mari qui le fera à sa place. Conseillez à notre dame de se remarier au plus vite.
D'une seule voix, tous approuvent la proposition et pressent la dame de se remarier, si possible le jour même. Elle se fait prier tant et si bien qu'elle leur accorde ce que, de toute façon, elle aurait fait. Car Amour seule la guide au fond de son coeur.
Ainsi donc, comme l'avait prévu la jeune fille, les chevaliers ne firent aucune objection au projet du mariage avec monseigneur Yvain. Ils étaient trop heureux de voir arriver un champion qui les dispenserait d'avoir à défendre eux-mêmes la fontaine contre le roi Arthur et ses gens d'armes. Le mariage eut lieu le jour même, en présence de nombreux évêques et abbés. Devant tous ses barons, la dame à monseigneur Yvain se donna.
Il ne fut pas plus belles et plus joyeuses noces. Monseigneur Yvain était maintenant maître des lieux. Le mari mort était oublié. Celui qui I 'avait tué avait épousé la dame et dormait avec elle. Et tout le monde l'appréciait encore plus que le précédent. Ce fut une joie de se mettre à son service durant toutes les réjouissances qui s'achevèrent la veille de l'arrivée du roi Arthur à la fontaine.
17
Le roi Arthur parvint à la fontaine entouré de tous ses chevaliers. À peine arrivé, messire Keu prit la parole :
- Par Dieu, qu'est donc devenu messire Yvain ? Vous rappelez-vous qu'il s'était vanté de venger son cousin ? C'était, il est vrai, après un repas arrosé de bon vin ! En tout cas, nous sommes à la fontaine, et je ne l'aperçois pas. Il s'est enfui, je le devine, il n'osait pas revenir devant nous ! Quel orgueil, quelle vantardise ! Il faut être bien hardi pour se vanter d'un exploit alors qu'on n'a pas de preuves à fournir ! C'est ce que font les lâches : ils s'attribuent des louanges qu'ils ne méritent pas ! Pour ce qui est de causer et de se vanter, le lâche ne craint personne. Le preux chevalier, lui, se tait. Mais après tout, je peux comprendre le lâche : s'il ne dit grand bien de lui, qui en dira ?
Ces propos ne plurent pas du tout à monseigneur Gauvain :
- N'avez-vous pas songé que si messire Yvain n'est pas ici, c'est peut-être qu'il a eu un empêchement ? De plus, il n'a jamais dit le moindre mal de vous, messire Keu. Vous devriez mieux tenir votre langue.
- Je vois que je vous importune, alors je me tais, répondit Keu.
Le roi Arthur voulait voir la pluie. Il versa donc l'eau du bassin rempli à ras bord sur le perron d'émeraude, juste en dessous du pin. Aussitôt, une pluie torrentielle s'abattit. Il ne fallut pas longtemps pour voir arriver un chevalier, armé des pieds à la tête, au grand galop de son cheval nerveux et farouche.
Aussitôt, Keu se jette aux pieds du roi pour demander l'honneur d'être le premier à combattre. Le roi lui accorde et Keu monte à cheval. Personne n'a reconnu Yvain, mais Yvain a reconnu Keu à son armure. S'il peut lui infliger une petite leçon, il ne s'en privera pas, soyez-en certains ! Il attrape son écu par les courroies et Keu fait de même. Ils retiennent leurs chevaux, et soudain se lancent au galop l'un contre l'autre. Juste avant de se croiser, ils abaissent leurs lances qu'ils tiennent légèrement en arrière, à l'endroit recouvert de peau de chamois. Le choc est brutal, ils portent de tels coups que les deux lances se fendent en deux, depuis la pointe jusqu'à la hauteur de leurs poings. Yvain porte un coup si puissant que sur sa selle, Keu fait une grande pirouette et se retrouve par terre, le heaume dans la poussière.
18
Monseigneur Yvain ne lui veut plus de mal ; il se contente de mettre pied à terre et de lui prendre son cheval, comme l'autorise le règlement des combats.
Beaucoup se mettent à rire :
- Hé, hé, Keu, vous voilà joliment par terre, vous qui vous moquiez des autres ! Enfin, pour une fois, on peut vous pardonner, car cela ne vous était encore jamais arrivé !
Monseigneur Yvain se présente devant le roi, tenant le cheval par la bride :
- Sire, dit-il, faites reprendre ce cheval, car j'agirais bien mal si je gardais quelque chose qui vous appartient.
- Et qui êtes-vous ? fit le roi. Je ne peux pas vous reconnaître au son de votre voix. Je dois vous voir, ou encore entendre votre nom.
Monseigneur Yvain lui révèle son nom et Keu, aussitôt, se sent couvert de honte. Le voilà muet, le visage déconfit. N'avait-il pas dit qu’Yvain avait pris peur et s'était enfui ? Mais quelle joie chez les autres ! On se réjouit à grand bruit. Même le roi ne cache pas sa grande joie. Mais monseigneur Gauvain éprouve cent fois plus de joie que les autres, car il a toujours apprécié la compagnie d'Yvain mieux que personne.
Le roi demanda à Yvain de faire le récit de ses aventures et de ne rien cacher. Yvain raconta tout, sans oublier la bonté de la demoiselle envers lui. Puis il pria le roi de venir avec tous ses chevaliers prendre hébergement en sa demeure. Ce serait pour lui honneur et joie. Le roi Arthur lui répondit qu'il lui ferait cet honneur et cette joie en passant huit jours entiers en sa compagnie. Et tous se mirent en selle pour aller au château.
Yvain envoya en avant-garde un écuyer portant un faucon messager qui saurait prévenir la dame pour qu'elle ne soit pas prise au dépourvu et que ses gens aient le temps de faire belles les maisons. La dame se réjouit d'accueillir le roi et invita ses gens à lui faire bon accueil. Tous partirent aussitôt à la rencontre du roi de Bretagne, montés sur de grands chevaux d'Espagne, et le saluèrent très dignement.
Le château retentit bientôt de cris de joie. Les rues étaient décorées de beaux tissus de soi. Les pavés étaient revêtus de tapis. On avait même tendu des voiles pour protéger le roi du soleil. Les cloches sonnaient à toute volée, les cors et les buccins retentissaient, et aussi les tambours, les vielles et les flûtes. Des acrobates se mirent de la partie.
19
Et voici que la dame apparut, vêtue d'un tissu impérial et de fraîche hermine ; elle portait sur sa tête un diadème entièrement serti de rubis. Par son sourire, elle dépassait, je vous l'assure, la beauté d'une déesse. La foule autour d'elle se pressait et criait :
- Bienvenue au roi, au seigneur des rois et des seigneurs de ce monde !
Et quand elle fut en sa présence, la dame salua le roi ainsi :
- Bienvenu cent mille fois soit le seigneur mon roi, et béni soit monseigneur Gauvain son neveu.
- Que votre personne et votre visage, belle créature, connaissent joie et grand bonheur.
Arthur l'embrassa noblement ; d'un geste très courtois, il la prit par la taille, et la dame fit de même en l'entourant de son bras.
Les mots me manqueraient pour décrire la joie qui régna lors de la fête donnée en l'honneur du roi et de ses chevaliers. Mais je voudrais dire quelques mots de la rencontre privée qui eut lieu entre la lune et le soleil. Savez-vous de qui je veux parler ? De celui qui se distinguait au milieu des autres chevaliers : monseigneur Gauvain. Il mérite bien en effet d'être appelé soleil, celui qui illumine la chevalerie comme le soleil éclaire le monde. Et celle que j'appelle petite lune ou Lunette, c'est la jeune fille, la demoiselle, la confidente de la dame. Elle est brune, intelligente, vive et aimable. Elle fait la connaissance de monseigneur Gauvain qui l'estime et l'aime beaucoup. Il l'appelle son amie, car elle a évité la mort à son compagnon et ami. Il rit beaucoup quand elle raconte comment Yvain était au milieu de ses poursuivants qui ne le voyaient même pas.
- Ma demoiselle, déclare Gauvain, le chevalier que je suis est prêt à vous aider en cas de besoin. Je suis à vous et vous, soyez désormais ma demoiselle.
- Sire, merci, fait-elle.
C'est ainsi que Lunette, la brunette, et monseigneur Gauvain s'accordèrent.
20
Il y avait bien au château quatre-vingt-dix dames et autant de demoiselles de compagnie, toutes belles, distinguées, aimables, et de haute naissance. Les chevaliers purent ainsi se divertir en compagnie de nobles dames, échanger accolades et baisers, s'asseoir à Ieurs côtés.
Ce fut une fête pour monseigneur Yvain de recevoir ainsi le roi. Et sa dame prodigua de grandes attentions à tous et à chacun. Le séjour fut une belle réussite. On s'adonna aux plaisirs de la chasse, de la pêche ; on visita gaiement les terres acquis par monseigneur Yvain du fait de son mariage, de château en château, à cinq ou six lieues à la ronde.
Arriva le moment du départ. Pendant toute la semaine, l'entourage du roi s'était efforcé de convaincre monseigneur Yvain de venir avec eux. Messire Gauvain s'était mis de la partie :
- Yvain, seriez-vous de ceux qui perdent leur valeur parce qu'ils ont pris femme ? Qu'il soit honni de sainte Marie, celui qui pour empirer se marie ! Bien au contraire, il faut s'améliorer lorsqu'on a pour amie une très belle dame. Son amour pour vous pâlira dès que vous commencerez à décliner. Rompez Ie frein et le chevêtre. Allons ensemble dans les tournois. Je sais, je sais ... Si j'avais une aussi belle amie que vous, cher compagnon, je ne la quitterais pas le coeur gai. Par Dieu et par tous les saints, j'en serais fou !
Yvain se laissa convaincre et décida d'aller demander congé à son épouse afin de retourner avec le roi en Bretagne :
- Ma très chère, vous ma joie, mon coeur, mon âme, accordez-moi une chose pour votre honneur et pour le mien ...
Aussitôt, sa dame lui donne son accord, sans même savoir ce qu'il va demander :
- Beau sire, dit-elle, commandez qu'il vous plaît.
Il demande alors d'accompagner le roi pour aller tournoyer en Bretagne, afin qu'on ne le traite pas d'homme sur le déclin.
- Je vous accorde ce congé, dit-elle, mais avec une limite précise. Sachez que je ne mens pas. Une fois passée la date que je vais vous fixer, je vous le jure, le grand amour que j'ai pour vous se changera en haine. Si vous m'aimez, revenez d'ici un an au plus tard, huit jours après la fête de la Saint-Jean. Que mon amour vous fasse dépérir si vous n'êtes pas fidèle au rendez-vous.
21
Monseigneur Yvain pleure et soupire si fort qu'il peut à peine parler :
- Ma dame, la date que vous fixez est bien lointaine. Si je pouvais devenir colombe chaque fois que je le voudrais, avec vous bien souvent je serais. Que Dieu ne m'autorise pas une aussi longue absence. Mais qui sait vraiment ce que l'avenir réserve ? Maladie, prison, et tant d'autres empêchements peuvent me retenir loin de vous.
- Si cela vous arrivait, j'en tiendrais compte, soyez certain. Mais passez donc à votre doigt cet anneau que je vous donne. Sa pierre possède le pouvoir que voici : aucun amant véritable et loyal ne peut être retenu en prison ni perdre son sang, et rien ne peut lui arriver tant qu'il porte la pierre et se souvient de son amie très chère. Elle devient dure comme fer, elle lui sert d'écu et de haubert. Par amour, je vous la donne.
Le roi s'impatientait. Il fallut presser les adieux qui suscitaient de longs et doux baisers et bien des larmes. Voyant la dame en pleurs, le roi la pria de ne plus les suivre et de rentrer chez elle, ce qu'elle fit à regret.
Monseigneur Yvain quitta donc son amie, ou plutôt c'est son corps qui partit, car son coeur demeurait auprès d'elle. Même le roi n'y pouvait rien. Le coeur d 'Yvain restait attaché à celui de la dame délaissée.
Quel coeur étrange que celui de l'amant qui souvent trahit l'espérance et oublie ses engagements ! À son tour l'espérance le trahira. Passé la date fixée par la dame, Yvain risque de ne plus connaître ni paix ni repos.
Gauvain et Yvain commencèrent à fréquenter les tournois. Yvain se montra si vaillant que monseigneur Gauvain veillait à honorer son ami si bien que l'année passa et que la mi-août revint.
Le roi Arthur réunit sa cour à Winchester. Gauvain et Yvain revenaient d'un tournoi auquel Yvain avait participé et qu'il avait remporté. Et nos deux chevaliers décidèrent de ne pas s'installer dans la ville. Ils firent monter leurs pavillons hors de l'enceinte pour y tenir leur propre cour. Ils n'allèrent pas à la cour du roi, c'est le roi qui vint à la leur où étaient rassemblés la plupart des meilleurs chevaliers. Le roi Arthur s'assit au milieu d'eux. Soudain, Yvain se fit tout pensif, comme cela ne lui était encore jamais arrivé depuis qu'il avait quitté sa dame. Il venait de comprendre qu'il avait laissé passer la date ; il n'avait pas tenu son engagement. C'est à grand-peine qu'il retenait ses larmes ; il se sentait honteux. C'est alors qu'il vit arriver droit vers lui, à fière allure, une demoiselle chevauchant un cheval noir tacheté de blanc à hauteur des sabots.
22
Elle s'arrêta devant le pavillon et descendit de son cheval sans aucune aide. Apercevant le roi à l'intérieur du pavillon, elle se défit de son manteau et se dirigea vers lui. Elle dit que sa dame saluait le roi, et aussi monseigneur Gauvain et tous les autres, excepté Yvain le menteur, le déloyal tricheur qui l'avait trompée. Il s'était fait passer pour un ami sincère, alors qu'il n'était qu'un rusé séducteur. II lui avait volé son coeur.
- Les vrais amis, continua la demoiselle, ne se comportent pas ainsi. Ils ne volent pas ; ils prennent le coeur de leur amie, ils le défendent contre ceux qui se font passer pour des gens honnêtes. Le véritable ami est celui qui garde et chérit le coeur de l'amie où qu'il aille, et qui le rapporte délicatement. Messire Yvain a tué ma dame ; elle croyait qu'il garderait son coeur et qu'il le lui rapporterait à la date fixée pour son retour. Yvain, tu t'es montré bien tête en l'air en oubliant de revenir au bout d'un an, pour la Saint-Jean. Dans sa chambre, ma dame n'a cessé de compter Ies jours et les nuits, car les vrais amants sont anxieux, au point d'en perdre le sommeil. Ils comptent et recomptent les jours qui passent et ceux qui restent. Tu m'as trahi, Yvain, moi qui ai tout fait pour le faire épouser ma dame.
Maintenant, ma dame ne se soucie plus de toi. Ne reviens plus jamais chez elle et rends-lui son anneau.
Yvain ne trouve pas les mots pour répondre. Vite, la demoiselle lui enlève l'anneau du doigt. Elle recommande à Dieu le roi et tous les autres, excepté Yvain qu'elle laisse désemparé. Il voudrait s'enfuir vers une terre sauvage pour que personne n'entende plus parler de lui. Il voudrait descendre au fond d'un abîme. Il est seul, il n'a plu pour lui-même que dégoût. Alors il s'en va.
23
Le vertige a pris Yvain, tout a basculé : il est devenu fou. Il déchire ses vêtements, il court à travers les champs, là où personne ne saurait le trouver. Près d'un enclos, un jeune garçon tient un arc et cinq flèches. Yvain les lui arrache, sans même savoir ce qu'il fait. Dans la forêt, il se met à l'affût et il chasse. Il mange la chair crue des bêtes, comme un sauvage.
À force d'errer comme un fou dans la forêt, Yvain se retrouva devant une petite maison basse, une sorte de cabane appartenant à un ermite. L'homme était en train d'abattre des arbres. Voyant venir un homme tout nu, il comprit qu'il avait affaire à un fou enragé et courut s'enfermer dans sa pauvre maison. Par charité, il prit de son pain et de son eau et les posa à l'extérieur de son étroite fenêtre. Aussitôt Yvain mordit le pain à pleines dents. C'était du pain aigre tout moisi et sec comme une écorce. Mais Yvain avait tellement faim qu'il ne s'en aperçut même pas. Il aurait dévoré n'importe quoi ! Il but aussi l’eau fraîche et repartit courir après les cerfs et les biches.
L'ermite fit une prière à Dieu pour que ce forcené ne reparaisse pas. Mais tel un animal qui revient d'instinct à l'endroit où il a été bien traité Yvain, toujours aussi fou, retourna à la petite maison. Toutes les semaines, désormais, il déposait devant la porte une bête sauvage. L'ermite la préparait et la faisait cuire. Yvain le fou mangeait beaucoup de viande, sans sel ni poivre. Avec l'argent des peaux de bête, l'ermite achetait du pain d'orge et de seigle si bien qu'Yvain avait toujours à sa disposition de la viande, du bon pain et de l'eau fraîche. Et les choses auraient pu continuer très longtemps si un jour, par hasard, sur leurs chevaux, une dame et ses deux demoiselles n'étaient pas passées par là.
L'une d'elles, chevauchant un peu à l'écart, aperçut Yvain endormi au milieu de la forêt. Elle descendit de cheval et se précipita vers cet homme nu. S'il avait porté ses beaux habits, elle l'aurait facilement reconnu, car elle l'avait souvent vu. Mais comment mettre un nom sur ce corps tout nu endormi dans les bois ? À force de le regarder, elle remarqua un cicatrice exactement semblable - elle s'en souvenait soudain - à celle que messire Yvain portait au même endroit du visage. Messire Yvain ! Que lui était-il arrivé pour qu'on le retrouve ainsi pauvre et nu comme un ver ? Elle fit le signe de croix, puis elle remonta à cheval sans le toucher.
24
Arrivée près de sa dame, elle se mit à pleurer :
- Ma dame, si vous saviez ! Je viens de rencontrer le plus grand chevalier du monde. Il est allongé tout nu dans les bois! Quel grand malheur a donc bien pu lui arriver, quelle grande peine l'a mis en cet état ? Trop grande douleur peut rendre fou, et il est clair qu'il a perdu l'esprit. Ah ! si Dieu seulement lui rendait la raison. Peut-être accepterait-il de se mettre à votre service. Vous en auriez besoin, car le comte Alier a envahi vos terres et vous fait la guerre. Messire Yvain, ce grand chevalier, vous rendrait votre honneur.
- Soyez sans crainte, répondit la dame. S'il ne s'enfuit pas, nous allons guérir sa rage et sa folie. Morgane la sage, qui connaissait les secrets des plantes, m'a donné autrefois une pommade capable de chasser de la tête la folie furieuse. Il faut faire vite.
Elles regagnèrent leur château. La dame enleva d'un coffret une boîte qu'elle tendit à sa demoiselle :
- Retourne vite là-bas, dit-elle. Et ne gaspille pas cette pommade précieuse. Il suffit juste de lui frictionner les tempes et le front. Prends aussi cette belle fourrure, cette tunique et ce manteau de soie.
La demoiselle partit sans tarder. Aux habits donnés par sa dame, elle avait pris soin d'ajouter du beau linge et des chausses élégantes. En plus du cheval qu'elle montait, elle tenait par la bride un superbe palefroi destiné au chevalier fou.
Yvain dormait, il n'avait pas bougé. Vite, la demoiselle attacha ses chevaux, s'approcha du dormeur, le toucha de sa main hésitante. Puis elle enduisit de pommade le front et les tempes. Elle avait tant envie de voir le chevalier guérir qu'elle mit de la pommade sur tout le corps si bien que la boîte se retrouva vide.
Cette bonne friction, au beau soleil, chassa aussitôt du cerveau d'Yvain la folie et ses humeurs noires. La demoiselle s’était cachée et Yvain, en retrouvant la raison, se découvrit tout nu au milieu des grands chênes. Il vit que du linge neuf était posé auprès de lui et s'en vêtit, de peur qu'un ami ne le découvre dans cet état. Il regarda autour de lui : personne. Alors, il essaya de se mettre debout, mais la maladie l'avait trop épuisé. Il ne pouvait même plus se tenir sur ses pieds.
25
Sortie de sa cachette, la demoiselle monta à cheval et se mit à se promener au milieu des arbres en faisant comme si elle n'avait pas repéré Ie chevalier. Il l’appela :
- Demoiselle, par ici, par ici !
Elle se dirigea vers lui en faisant l'étonnée, comme si elle ne l'avait jamais vu :
- Que se passe-t-il donc, seigneur chevalier, pour que vous appeliez ainsi à l'aide ?
- Écoutez, demoiselle, je ne sais pas ce qui a bien pu m'arriver pour que je me retrouve en plein bois. Par Dieu, je vous prie de me donner ce palefroi qui vous appartient.
- Volontiers, sire, mais venez avec moi là où je me rends.
- Où cela ?
- Dans un château, tout près d'ici.
- Si vous avez besoin de moi, n'hésitez pas à le dire.
- Oui, répondit la demoiselle, mais vous n'êtes pas en belle forme. Il vous faudra au moins quinze jours de bon repos.
26
Yvain eut bel accueil au château. Bien sûr, la dame se préoccupa de savoir ce qu'était devenue sa pommade ; la demoiselle dit qu'en passant le pont, la boîte était tombée dans la rivière parce que son cheval avait trébuché. Elle-même avait failli tomber et se noyer.
- C'est une grosse perte, dit la dame, car cette pommade était mon bien le plus précieux. Mais il faut se résigner. Et surtout, maintenant, occupez-vous de ce chevalier.
- Ma dame, vous parlez vrai. Avec ce chevalier, vous gagnez le plus précieux de tous les biens.
Yvain avait besoin d'un grand décrassage. On le baigna, on lui lava la tête. Il fallut couper sa tignasse et sa barbe si touffue qu'on pouvait l'attraper à poignées. On lui fournit tout ce qu'il désirait : des armes et les meilleurs chevaux.
Avec du repos, Yvain retrouva la santé et redevint le grand chevalier qu'il était. Un jour le comte Alier se présenta sous les murs du château, entouré de ses hommes et de ses chevaliers. Il avait tout pillé et incendié sur son passage. Alors les gens du château se mirent en selle pour poursuivre les pillards. Mais ceux-ci n'avaient pas l'intention de s'enfuir. Ils avaient choisi un passage étroit, pour tendre une embuscade.
Monseigneur Yvain se jeta dans la mêlée. Il frappa son premier adversaire avec une telle rage que l'homme et le cheval, culbutés, ne firent plus au sol qu'un seul tas. Coeur éclaté, échine brisée, l'homme ne devait plus jamais se relever. Bien protégé derrière son bouclier, Yvain s'élança pour dégager le passage tenu par les pillards. Avant de pouvoir compter jusqu'à quatre, il avait abattu un, deux, trois, quatre chevaliers ! Son exploit remplit les compagnons de courage. Tous surent tenir leur place dans la mêlée.
Du haut de la tour du château, la dame assista au combat. Elle vit les morts, les blessés ; elle vit Yvain se précipiter sur l'ennemi avec la rapidité du faucon fonçant sur sa proie.
Il avait à peine brisé une lance contre un chevalier qu'il en réclamait déjà une autre. Et si la lance tardait, il attaquait à l'épée. Furieuse bataille ! Même Roland, à Roncevaux, n'élimina pas autant d'ennemis que monseigneur Yvain ce jour-là. Il dominait tous Ies autres, il brillait comme la lune au milieu des étoiles.
27
Les pillards furent mis en déroute. Yvain les poursuivit. Ses compagnons, abrités derrière ce preux chevalier, se sentaient mieux protégés que derrière une épaisse muraille. Ce jour-là, beaucoup d'hommes et de chevaux ennemis furent taillés en pièces. Talonné, acculé au pied d'une colline, le comte Alier dut rendre les armes. Yvain lui fit promettre de se constituer prisonnier de la dame et d'accepter la paix aux conditions qu'elle lui dicterait.
L'honneur revint à monseigneur Yvain de ramener le prisonnier, et ce ne fut pas une mince joie dans le camp de la dame. Celle-ci était sortie du château, à la tête d'une grande foule, pour venir à leur rencontre. Monseigneur Yvain attrapa le prisonnier par la main et le remit donc à la dame qui lui fit promettre, par serment solennel de faire la paix avec elle, de réparer les dégâts et de refaire à neuf les maisons détruites.
Alors monseigneur Yvain demanda congé à la dame. Elle ne le lui aurait pas donné s'il avait eu l'intention de la prendre pour femme et amie. Mais personne ne pouvait retenir Yvain. Il partit seul, sans escorte laissant derrière lui bien des regrets, et beaucoup de peine dans le coeur de la dame à qui il avait causé tant de joie.
28
Monseigneur Yvain allait pensif à travers une forêt lorsque, soudain, retentit un grand cri de douleur. Il se dérouta aussitôt vers l'endroit d'où venait le cri. Au milieu d'une clairière, il aperçut un lion. Un serpent cracheur de feu s'était accroché à sa queue et torturait l'échine du lion à coups de flammes ardentes. À qui porter secours ? se demanda Yvain. Au lion, à coup sûr, car une créature venimeuse et félonne ne mérite pas qu'on lui fasse du bien. Or le serpent est venimeux et le feu lui sort de la bouche tellement l'intérieur de son corps est rempli de traîtrise.
Yvain décide donc de le tuer. Il dégaine son épée, et s'avance vers la bête en protégeant le visage avec son écu pour éviter les flammes vomies par la gueule large comme un chaudron. Et tant pis si le lion délivré décide ensuite de se retourner contre Yvain. Pour l'instant sa pitié pour le lion le pousse à l'action. L'épée acérée bien en main, il attaque le serpent. Il coupe en deux la bête, tranche les deux tronçons tombés par terre, puis frappe et frappe pour réduire le serpent en petits morceaux. La tête reste encore accrochée. Yvain tranche un nouveau morceau de la queue du lion, mais juste ce qu'il faut.
Yvain s'attendait à ce que le lion, délivré du serpent, passe à l'attaque. Mais pas du tout ! Écoutez donc ce que fit le noble animal ! Il étendit ses pattes avant et inclina sa tête, puis se dressa sur ses pattes arrière pour s'agenouiller en signe d’humilité devant Yvain, le fils du roi Urien. Et toute sa face se mouillait de larmes d'humilité ! Oui, le noble lion se faisait tout humble devant son bienfaiteur.
Yvain essuya son épée souillée par le venin et reprit sa route. Le lion se mit à marcher à ses côtés, prêt à servir et à défendre celui qui l'avait sauvé. Il se mit à flairer le vent, à la recherche de gibier. Il sentit une piste, il s'arrêta en regardant son maître, car il ne voulait pas prendre sa place. Yvain comprit qu'il attendait un signe, alors il l’excita comme on le fait avec un chien de chasse. Et le lion renifla la trace du gibier. Il avait bon flair, car à une portée d'arc, un chevreuil broutait. Le lion le captura du premier coup et but son sang tout chaud. Puis il mit le chevreuil sur son échine et le rapporta à son maître.
29
Il faisait presque nuit. Yvain décida de camper sur place. Il fit jaillir des étincelles à l'aide d'un silex et mit le feu à du bois sec. Il prépara le chevreuil, se tailla un bon morceau de viande qu'il mit à la broche. Il mangea la viande bien rôtie, mais le repas manquait d'agrément, car il n'y avait ni pain, ni vin ni sel ; et, bien sûr, pas de nappe ni de couteau. Le lion, à ses côtés, le regarda manger jusqu'à plus faim. Alors seulement il mangea tous les os et la carcasse que lui laissait son maître. Ensuite, monseigneur Yvain passa la nuit dans la forêt, la tête posée sur son écu. Pendant ce temps, le lion montait la garde et surveillait le cheval en train de paître l'herbe maigre qui poussait sous les arbres.
Ils cheminèrent ensemble quinze jours. Et le hasard les conduisit auprès de la fontaine au grand arbre. Le pin, le perron, la chapelle : ce spectacle lui rappelle bien des choses et ravive sa douleur d'avoir, par sa faute, été rejeté par sa dame. Messire Yvain a très peur d'être repris par la folie. La douleur est si vive qu'il tombe évanoui. Las ! Dans la chute, son épée se retourne contre lui et perce les mailles d'acier du haubert, à hauteur de la gorge. Le sang coule.
Croyant que son maître était mort, le lion se tordit les pattes, se lacéra la peau à coups de griffe tout en rugissant de douleur. Il voulut mettre fin à ses jours. Avec ses dents, il retira l'épée du cou de son maître, la posa sur le tronc d'un arbre abattu et s'assura qu'elle ne bougerait pas quand il se précipiterait pour s’empaler sur la pointe. II se préparait à se donner la mort en fonçant tout droit vers l'épée, tel un sanglier furieux, quand Yvain reprit ses esprits. Il retint alors l'élan du lion, lui évitant la mort de justesse.
Revenu complètement à lui, Yvain fut repris par la douleur. Il était tout près du château de sa dame, et le fait de l'avoir perdue par sa faute l'obsédait.
- J'avais promis de revenir. Comment ai-je pu laisser passer la date ? Elle m'a rejeté et j'ai perdu joie et bonheur. J'ai causé mon malheur par ma faute. Que fait donc mon esprit dans ce corps qui souffre le martyre ? Ce lion m'a montré l'exemple en voulant se tuer parce qu'il me croyait mort.
30
Tandis qu'il se lamentait, une jeune femme enfermée dans la chapelle voisine l'observait à travers un mur fissuré.
- Qu'est-ce que je vois ? cria-t-elle. Qui se lamente ainsi ?
- Et vous, demanda le chevalier, qui êtes-vous ?
- Je suis une prisonnière, on me retient captive dans cette chapelle. Et je suis la plus malheureuse de la terre.
- Tais-toi donc, espèce de folle, répondit Yvain. Comparée au mal dont je souffre, ta douleur est du bonheur. Plus un homme a vécu dans la joie, plus la douleur est grande quand le malheur arrive. Et c'est mon cas.
- Je comprends bien, dit la prisonnière, mais cela ne prouve pas que je souffre moins que vous. Vous pouvez aIler où vous voulez, tandis que moi, je suis emprisonnée entre ces murs. Savez-vous seulement ce qui m'attend ? Demain, on viendra me prendre ici pour me livrer au bourreau.
- Ah, Dieu ! fait Yvain, Et pour quel crime ?
- Sire chevalier, je suis accusée de trahison alors que je n'ai rien à me reprocher. Demain, je serai brûlée vive ou pendue si je ne trouve personne pour prendre ma défense.
- Alors, répondit Yvain, votre peine est moins grande que la mienne. De mon malheur, personne me peut me délivrer, alors que vous, vous pourriez échapper à la mort si quelqu'un vous venait en aide, n'est-ce pas ?
- Oui, seigneur chevalier, mais qui ? Ils sont trois à m'accuser et je ne connais que deux personnes capables de prendre ma défense.
- Qui sont ces deux courageux prêts à affronter trois adversaires pour vous sauver ?
- Je vais vous le dire sans mentir. L'un est messire Gauvain et l'autre messire Yvain à cause de qui je serai livrée au supplice demain.
- Qu'avez-vous dit ? demande Yvain.
- Je dis que c'est à cause du fils du roi Urien que demain je serai mise à mort.
31
- Eh bien ! répond Yvain, vous ne mourrez pas sans lui. Je suis cet Yvain qui vous a causé tant de souci, car maintenant je vous reconnais : vous êtes Lunette, celle qui m'a caché dans la salle du château alors que j'étais pris entre les deux portes coulissantes. Vous m'avez sauvé la vie. Mais, dites-moi, qui sont ces trois qui vous accusent et vous ont enfermée ici ?
- Oh, c'est bien simple ! C'est grâce à mon intervention, vous vous souvenez, que ma dame vous a pris pour mari. Mais quand vous avez dépassé la date du retour qu'elle vous avait fixée, elle se retourna contre moi, fort déçue de m'avoir fait confiance. Son sénéchal ne m'aimait pas, car la dame écoutait plus souvent mes conseils que les siens. Il convoqua la cour et m'accusa publiquement d'avoir trahi la dame à cause de vous. Personne n'a cherché à me défendre. J'étais seule. Je ne pouvais demander conseil à personne. Alors, tout affolée, j'ai dit que je m'en remettais au jugement des armes et que je trouverais un chevalier qui me défendrait à un contre trois. J'avais dit là une grande bêtise, mais le sénéchal, ce traître, se garda bien de refuser cette offre. Il me prit au mot et me donna quarante jours pour trouver un chevalier qui accepterait de l'affronter avec ses deux frères. J'ai visité plusieurs cours de rois, je suis allée à celle du roi Arthur, avec l'espoir de vous y trouver, mais personne ne fut capable de dire où vous étiez passé.
- Et messire Gauvain, le doux et noble chevalier ? Jamais il ne laisserait ans aide une demoiselle en difficulté.
- J'aurais eu grande joie à le rencontrer, mais il n'était pas à la cour. Lui, au moins, m'aurait aidée. On m'a dit que le roi a commis la folie de l'envoyer à la recherche de la reine Guenièvre enlevée par un chevalier. Keu et lui s'occupent de cette affaire. Gauvain, tel que je le connais, n'épargnera pas sa peine. Il ne se reposera pas avant de l'avoir retrouvée. Et moi, je vais mourir de mort honteuse à cause de vous. Je serai brûlée vive parce que vous n'avez pas tenu votre promesse de revenir à la date fixée. Tout cela est votre faute.
Yvain n 'hésita pas une seconde :
- Demain, dit-il, attendez-moi.je viendrai. Et je combattrai pour vous. C'est mon devoir. Je ne vous demande qu'une chose : ne dites pas qui je suis. À personne, vous entendez ?
- Seigneur, c'est promis. Mais je veux vous dire une chose encore : ne revenez pas pour moi. Ne livrez pas ce combat très risqué. Vous avez accepté de le faire, c'est bien assez. Je vous libère maintenant de votre promesse.
32
Je ne veux pas que vous mouriez. Cela ferait deux morts, puisque aussitôt après je serai brûlée vive ou pendue. C'est bien assez que je meure. Restez en vie, seigneur chevalier.
- Vous avez tant fait pour moi, répondit Yvain, que je vous dois mon aide. Et maintenant, je vais passer la nuit dans la forêt. C'est la seule maison que je connaisse.
- Que Dieu vous donne bon hôtel et bonne nuit, et qu'il vous garde, en ce bois, de tout danger. C'est mon plus grand désir.
Monseigneur Yvain s'en va, et le lion le suit. Ils marchent tant et si bien qu'ils se retrouvent devant un château fort aux murs hauts et épais. Ce château ne craignait pas les machines de guerre - mangonneaux et perrières - car solides étaient les murailles. Et autour du château, il n'y avait plus ni abris ni maisons : tout avait été rasé -je vous dirai pourquoi le moment venu. Monseigneur Yvain se dirige vers les murailles. Sept valets se précipitent et abaissent le pont-levis pour accueillir le chevalier. Mais quand ils aperçoivent le lion, la peur les saisit et ils demandent à Yvain de ne pas laisser entrer l'animal.
- Il n'en est pas question, répond Yvain. Vous m'hébergez avec lui, ou nous restons dehors, car je l'aime comme mon propre corps. Soyez sans crainte, je le surveillerai.
Les voici dans le château. Chevaliers, dames et demoiselles les saluent. On aide Yvain à descendre de cheval et à se débarrasser de ses armes. On lui souhaite la bienvenue :
- Que Dieu vous garde en joie dans ce château jusqu'à ce que vous en repartiez couvert d'honneurs.
Tous, du plus petit au plus grand, l’accompagnent à son logis en manifestant leur joie, mais soudain, ils éclatent en sanglots. Messire Yvain n’y comprend rien. Ils poussent des cris de joie en I 'honneur du chevalier, et soudain ils se mettent à se lamenter et à s'égratigner la peau avec leurs ongles. Puis ils recommencent à rire, puis ils se remettent à pleurer. Monseigneur Yvain s'étonne :
- Pour l'amour du ciel, dit-il au maître du château, éclairez-moi donc : vous me recevez avec des cris de joie et juste après, vous vous mettez à vous plaindre. Que se passe-t-il ? Je ne peux pas vous laisser seul avec votre tristesse. Je veux y prendre part.
33
Le maître du château répond :
- Je vous le dirai, messire, puisque tel est votre plaisir. Nous sommes en joie de vous accueillir, mais notre coeur est triste car demain est une date funeste. Un géant m'a causé grand dommage. Il voulait que je lui donne ma fille qui surpasse en beauté toutes les jeunes filles du monde. Ce terrible géant s'appelle Harpin de la Montagne. Chaque jour qui passe, il me prend tout ce qui lui tombe sous la main. J'avais six fils, les plus beaux chevaliers du monde: il me les a tous pris. Il en a tué deux sous mes yeux, et demain il tuera les quatre autres si je ne trouve pas quelqu'un pour l'affronter ou si je ne livre pas ma fille. Et savez-vous ce qu'il fera ? Il Ia livrera aux plus vicieux de ses valets parce qu'il ne la trouve pas assez belle pour lui ! Voilà ce qui nous attend demain si Dieu ne nous vient pas en aide. Vous comprenez maintenant pourquoi nos pleurs se mêlent à la joie de vous accueillir. Avez-vous bien observé l'espace vide autour des murailles ? Il y avait là un joli bourg, de jolies maisons, mais le géant les a pillées, et ensuite il a tout incendié. Il n'a laissé que les murs fortifiés.
- N'avez-vous donc pas pensé à chercher de l'aide auprès du roi Arthur ? s'enquit Yvain. Il n'y manque pas de preux chevaliers.
Le maître du château lui révèle alors que sa femme est la soeur de Gauvain en personne, et que ce noble chevalier lui aurait aussitôt apporté son aide. Malheureusement, Gauvain est parti à la recherche de la reine enlevée par un chevalier ennemi. Et nul ne sait où il se trouve.
Devant la détresse de cet homme, messire Yvain est pris de pitié et soupire :
- Très cher et doux seigneur. Je me lancerais volontiers dans cette périlleuse aventure si le géant et vos fils arrivaient assez tôt pour m'éviter d'être en retard à un rendez-vous.
Je dois y être demain à midi, je m'y suis engagé.
La porte d'une chambre s'ouvrit alors. Une gracieuse jeune fille s'avança en silence, la tête basse, aux prises avec une grande douleur. Sa mère la suivait, car le seigneur du château leur avait demandé de venir se présenter à leur invité. Elles ne pouvaient retenir leurs larmes et elles se cachaient le visage. Le seigneur leur demanda de relever la tête et de se jeter aux pieds du noble chevalier qui venait d'accepter de combattre le géant.
34
Aussitôt messire Yvain s'interposa :
- La nièce et la soeur de messire Gauvain, se jeter à mes pieds ! Qu'à Dieu ne plaise ! Ce serait bien orgueilleux de ma part d'accepter un tel geste ! Reprenez donc espoir. Souhaitons seulement que le géant arrive assez tôt pour que je ne manque pas un engagement que j'ai pris ailleurs. Il m'est impossible d'en oublier la date et l'heure, car c'est une très grave affaire.
Il songeait, bien sûr, à Lunette, la prisonnière de la chapelle qui allait jouer sa vie Ie lendemain. Il ne voulait pas promettre de rester à attendre, si jamais le géant tardait. Mais ses paroles firent renaître l'espoir. Tous se dirent que ce chevalier était un homme de grande qualité. La présence du lion couché comme un agneau à ses pieds en témoignait.
À l'heure du coucher, on conduisit messire Yvain et son lion dans une chambre. La fille et sa mère veillèrent sur leur coucher mais, à cause du lion, personne n'osa rester dormir près d'eux. La porte fut solidement fermée jusqu'au lendemain.
À l'aube, messire Yvain put sortir de la chambre et assister à la messe. Puis il attendit jusqu'à l'heure qu'on appelle prime. Le géant ne se manifestant pas, Yvain s'adressa au maître des lieux devant tout le monde :
- Seigneur, je dois absolument partir. Cela me peine pour les neveux et la nièce de messire Gauvain que j'aime beaucoup. Mais je suis engagé dans une autre affaire.
Le seigneur cherche à retenir Yvain, lui promet une terre, ou un autre bien, mais rien n'y fait. La jeune fille pleure et l'implore par la reine des Cieux et des anges. Elle le supplie d'attendre encore un peu, à cause de son oncle Gauvain. Yvain est très affecté par cette insistance. Il soupire, il hésite. Pour tout l'or des îles, il ne voudrait pas voir brûler vive celle auprès de qui il s'est engagé, Lunette. Il en perdrait de nouveau la raison. Mais d'un autre côté, la nièce et les neveux de son plus grand ami, Gauvain, sont sous la menace d'un géant pervers. Que faire ? Il hésite, il attend, il attend encore, si bien que le géant arrive, à la tête des quatre chevaliers prisonniers. Il porte autour du cou un grand pieu carré, bien acéré, avec lequel il les frappe. Ceux-ci n'ont pas d'autres habits que des chemises sales et souillées. On les a chargés, pieds et poings liés, sur quatre canassons boiteux. Un nain perfide, enflé comme un crapaud, a noué les chevaux par la queue ; à I' aide d'un fouet à six noeuds, il frappe les jeunes chevaliers jusqu'au sang.
35
Le géant s'arrêta face à la porte du château, au milieu du terre-plein, et lança son défi au maître des lieux : il exécutera ses quatre fils s'il ne livre pas sa fille. Le géant ne la voulait pas pour lui, non, car il ne l'aimait pas assez pour se salir avec elle ; il la réservait pour ses garçons d'écurie, des fêtards débauchés pouilleux et sales comme des torche-pots qui sauraient lui tenir intime compagnie.
Le seigneur du château se désespère, mais Yvain le réconforte aussitôt :
- Seigneur, ce géant dehors joue les fiers, mais c'est un traître féroce. Il n'a que mépris pour votre fille. Que Dieu veuille qu'elle ne tombe pas entre ses mains pour qu’il la traite comme une prostituée. Donnez-moi vite mes armes et mon cheval, et abaissez le pont-levis.
Voilà messire Yvain équipé de pied en caps sur son cheval. Le pont est abaissé. Yvain sort, le lion sur ses talons. Tous prient Dieu pour Yvain, car le géant a déjà tué plus d'un vaillant chevalier. Et déjà, la sinistre créature s'approche pour l'intimider :
- Par mes yeux, tu as dû faire bien du mal à celui qui t'envoie ici me combattre ! Il ne pouvait pas trouver meilleur moyen de se débarrasser de toi !
- Cesse donc ton bavardage, répond Yvain, tu me fatigues ! Et fais comme moi : bats-toi de ton mieux !
Yvain n'a pas de temp à perdre : il fonce sur le géant et frappe la peau d'ours qui lui sert d'armure pendant que le géant le frappe avec son pieu. Yvain transperce la peau d'ours ; le fer de la lance entre dans le corps du géant et y trempe dans le sang comme cuillère dans la sauce ; mais le géant, à coups de pieu, le fait ployer. Yvain dégaine son épée dont il sait tirer de grands coups. Le géant est à découvert car il est si sûr de sa force qu'il ne porte jamais d'armure. Yvain frappe du tranchant de l'épée et lui taille dans la joue un morceau de viande gros comme une grillade. Le géant répond par un coup qui écrase Yvain sur l'encolure de son destrier.
À ce coup, le lion s'envole d'un bond rageur, retombe sur le géant dont il fend la peau d'ours comme une simple écorce. II lui arrache une partie de la hanche, il lui tranche les nerfs et les cuisses. Le géant hurle et rugit comme un taureau, il abat à deux mains son pieu contre le lion, mais la bête fait un bond de côté. Yvain en profite pour entrelarder le corps du géant de deux coups d'épée ajustés, Le premier coup lui détache l'épaule, le second lui transperce le foie.
36
Le géant tombe avec fracas ; un grand chêne abattu aurait causé moins d'effroi. Maintenant, la mort le presse et tout le monde accourt du château ; il est là, gisant sur le sol, la gueule ouverte vers Ie ciel.
Après tant d'horribles souffrances, le seigneur des lieux, son épouse, sa fille et ses quatre fils se réjouissent. Mais ils savent qu'ils ne pourront rien faire pour retenir leur bienfaiteur. Ils l'invitent à revenir quand il aura réglé l'affaire qui l'attend, mais Yvain répond qu'il ne peut le promettre, vu qu'il ne sait pas si les choses finiront bien ou mal. Il demande seulement aux fils et à la fille du seigneur de capturer le nain et d'aller trouver messire Gauvain pour lui raconter toute l'histoire. Car aucun exploit vertueux ne doit rester caché.
Les enfants du seigneur promettent de faire connaître la vérité à monseigneur Gauvain ; mais ils aimeraient bien savoir le nom de celui à qui revient le mérite d'un tel exploit. Yvain leur répond :
- Quand vous serez devant Gauvain, dites-lui que je me suis donné pour nom « le Chevalier au lion ». Ajoutez qu'il me connaît bien et que je le connais, même s'il ne sait pas qui je suis. N'ajoutez rien de plus! Maintenant, je dois filer. Ma plus grande crainte est d'avoir déjà trop tardé.
Le seigneur lui proposa l'aide de ses quatre fils, mais Yvain refusa. Il partit seul, au triple galop. Heureusement, la route était droite et belle, si bien qu'il fut en peu de temps à la fameuse chapelle. Mais Lunette n'y était plus. Ses accusateurs l'avaient conduite devant un bûcher, revêtue d'une simple chemise, et la tenaient, ligotée ', face aux flammes qui commençaient à crépiter.
Yvain se précipita :
- Laissez, laissez la demoiselle, sales gens ! Elle ne mérite pas le bûcher puisqu'elle n'a rien fait !
Aussitôt, les gens s'écartent sur son passage. Et lui, il songe à Laudine, sa dame, celle qui l'a rejeté à cause de son rendez-vous manqué. Elle est là, bien visible dans l'assistance. Yvain a gardé d'elle une image pure au fond de son esprit et son coeur se met à saigner tant sa douleur est grande de la revoir ainsi, sans pouvoir se faire reconnaître ni pardonner.
37
Yvain entend les dames de la cour se lamenter à propos de Lunette : « Ah, Dieu, tu nous oublies ! Il n'était pas meilleure compagne que celle qui va être brûlée. Elle était notre appui près de notre dame. C’est elle qui lui conseillait de nous distribuer vêtements de prix et fourrures. Que deviendrons-nous sans elle ? Maudit soit celui qui nous l'enlève ! »
Lunette attend, ligotée, à genoux. Elle a demandé pardon à Dieu pour ses péchés et elle est prête à mourir. Yvain s'approche et l'aide à se relever. Il lui demande où sont ses accusateurs. Elle tourne le regard vers lui :
- Vous voilà enfin, dit-elle. Si vous aviez tardé un peu plus, je n'étais plus que charbon et cendres. Mes accusateurs sont ici, tout près de moi. Défendez-moi, car vous le savez, je n'ai rien fait.
Le sénéchal et ses deux frères ont tout entendu :
- Ha ! dit le sénéchal. La femme est créature avare pour dire la vérité et généreuse pour dire le mensonge. Celui qui l'écoute est bien fou et se charge d'un bien grand fardeau. Le chevalier qui est venu mourir pour toi est bien bête : il est seul alors que nous sommes trois.
Ces propos ne plaisent pas à Yvain :
- Je suis seul, c'est vrai, répond-il au sénéchal, mais je ne suis pas disposé à vous laisser la place sans me battre. Et vos menaces n'y changent rien. Je vous conseille plutôt de libérer cette demoiselle que vous avez accusée à tort. Elle m'a juré de tout son coeur et de toute son âme qu'elle n'a jamais trahi sa dame. Je la crois et je la défendrai. Dieu se tient toujours du côté de celui qui est dans son droit et dit la vérité. Vous voyez donc, sénéchal, que je ne suis pas seul puisque Dieu et le droit sont avec moi !
- Fais comme tu l'entends, répond Ie sénéchal. Mais laisse le lion de côté.
- Je ne l'ai pas apporté pour combattre avec moi, mais s'il vous attaque, il faudra bien vous défendre.
- Dis-lui de se tenir tranquille ou alors fiche le camp d'ici. Celle que tu veux défendre a trahi sa dame, elle mérite les flammes du bûcher.
Yvain sait bien que Lunette n'a trahi personne. II demande à son lion de reculer et de s'allonger tranquillement. Alors le combat commence.
38
Les trois félons s'élancent contre Yvain qui a décidé d'aller tranquillement, au pas, pour préserver sa lance. Il oppose son écu aux lances adverses qui se cassent. Alors il éperonne sa monture pour prendre du recul et passer à l'attaque. Sa lance atteint au corps le sénéchal qui se retrouve par terre et ne bouge plus. Les deux frères attaquent Yvain à coups d'épée, mais ils reçoivent de plus grands coups encore. Le combat s'équilibre mais voici que le sénéchal se relève et frappe Yvain avec violence. Yvain est seul contre trois.
Voyant Yvain en danger, les dames l'aident de leurs prières, car elles n'ont pas d'autres armes ; mais le lion, lui, intervient. Un coup terrible lui suffit pour faire éclater le haubert du sénéchal. L'épaule et le flanc sont arrachés. Les entrailles sont à nu. Le sang vermeil s'échappe de son corps. Il ne peut éviter la mort.
Le lion s'en prend aux deux autres, et Yvain a beau faire, il n'arrive pas à l'éloigner. L'animal est trop heureux d'offrir son aide à son maître. Les deux adversaires subissent l'assaut du lion mais réussissent à le blesser. Ce que voyant, Yvain se rue sur eux et les malmène au point qu'ils finissent par demander grâce.
Le lion avait aidé son maître, mais il en récoltait deux blessures qui le faisaient beaucoup souffrir. Messire Yvain lui-même était blessé par tout le corps, mais il se souciait moins de sa santé que de celle de son lion. En tout cas, il avait réussi à délivrer Lunette injustement accusée de traîtrise. Dame Laudine lui pardonna de grand coeur. On brûla sur le bûcher allumé pour la jeune fille ceux qui l'avaient dénigrée et Lunette se réjouit beaucoup de revivre en bonne entente avec sa dame.
Quant à Yvain, personne ne le reconnut, pas même sa dame qui le pria de séjourner chez elle, le temps pour lui et son lion de guérir leurs blessures. Elle ne comprit donc pas de qui il parlait quand il lui répondit :
- Dame, je ne peux pas rester ici tant que ma dame n'aura pas oublié son courroux contre moi. Alors seulement mes épreuves finiront.
- Vous me voyez désolée, dit Darne Laudine. Je ne trouve pas très élégante la dame qui a fermé sa porte à un chevalier tel que vous, à moins bien sûr que vous n'ayez très mal agi.
- Quelle que soit ma peine, tout ce qui plaît à ma dame me plaît également. Mais ne m'en demandez pas plus.
39
- Dites-moi au moins votre nom, beau sire, et vous partirez quitte.
- Quitte, ma dame ? Oh, non, je dois beaucoup plus que je ne puis rendre. Mais je ne veux pas vous cacher comment je désire qu'on m'appelle désormais : le Chevalier au lion.
- Mais comment se fait-il que votre nom ne nous dise rien ?
- Cela montre, ma dame, que je ne suis pas très réputé.
- Eh bien ! adieu cher chevalier, puisque vous ne voulez pas rester ici. Que Dieu transforme votre peine et votre douleur en joie !
- Puisse-t-il vous entendre, répondit Yvain.
Et tout bas, pour ne pas être entendu, il ajouta :
- Vous possédez l'écrin et la clé où ma joie est enfermée, mais vous ne le savez pas.
Yvain s'en va très seul et très abattu. Sa dame, Laudine, ne l'a pas reconnu. Seule Lunette sait qui il est. Elle l'accompagne aussi loin qu'elle le peut. Il lui fait promettre de ne pas dire le nom du champion qui l'a défendue par les armes. Mais il lui demande de garder son souvenir et de défendre la cause de son champion auprès de dame Laudine si l'occasion s'en présente. Lunette n'est pas une ingrate. Sûr qu'elle le fera. Alors il la remercie et s'en va seul avec son lion. Celui-ci est si mal en point qu'Yvain est obligé de lui faire une litière avec son écu en y disposant de la mousse et de la fougère. C'est ainsi qu'il transporte son lion : allongé sur son bouclier.
Il parvint devant une très belle maison fortifiée et il appela pour demander hébergement. Le portier l'accueillit aussitôt :
- Soyez le bienvenu, beau sire.
À peine franchi le seuil, il fut pris en charge par une équipe de serviteurs. On s'occupa de son lion, on installa le cheval à l'écurie. Le seigneur lui-même vint le saluer, suivi de sa dame et de ses filles. Le voyant dans un tel état, deux d'entre elles, expertes en médecine, se penchèrent sur ses blessures. Elles le mirent dans une chambre tranquille avec son lion. Il y passa sa convalescence dans de bonnes conditions et se retrouva, un jour, assez solide pour repartir.
40
Pendant ce temps, un certain seigneur de Noire Épine mourut, ce qui provoqua aussitôt une dispute entre ses deux filles. L'aînée voulait en effet s'approprier l'ensemble de son fief. Pas question de le partager avec sa soeur cadette. Celle-ci décida d'aller chercher de l'aide à la cour du roi Arthur, mais l'aînée, bien décidée à ne rien lâcher, y arriva la première. Elle eut tout le temps de passer un accord avec Gauvain, qui était de retour à la cour. Celui-ci était prêt à la défendre, à condition qu'elle ne dise rien à personne.
À son tour, la cadette arriva à la cour du roi Arthur, vêtue d'un court manteau d'écarlate et fourré d'hermine, fort à la mode. Elle s'adressa à monseigneur Gauvain pour lui demander son aide, mais celui-ci refusa puisqu'il avait passé un accord secret avec l'aînée. La cadette ne savait plus vers qui se tourner. Elle alla trouver le roi Arthur en personne pour lui dire qu'elle n'avait trouvé aucun soutien auprès des chevaliers de sa cour. Elle était disposée à s'arranger avec sa soeur, pourvu que celle-ci ne revendique pas tout l'héritage. Mais l'aînée, sachant qu'elle avait l'appui de Gauvain, le plus connu des chevaliers, invita sa soeur à se trouver un chevalier qui voudrait bien défendre sa cause. Elle disposait pour cela, comme le rappela le roi, de quarante jours.
On venait justement d'apprendre à la cour que le Chevalier au lion avait tué le géant cruel qui menaçait les neveux et la nièce de Gauvain. À cette nouvelle, la soeur cadette se dit que ce chevalier était le seul à pouvoir défendre sa cause. Elle quitta donc la cour et se mit à sa recherche. Elle traversa en vain tant de régions en quête du Chevalier au lion qu'elle fut prise d'une immense lassitude et qu'elle tomba malade. Heureusement, elle se trouvait alors chez des amis. Ceux-ci la retinrent pour qu'elle se repose pendant qu'une autre jeune fille partait à sa place à la recherche du Chevalier au lion. La jeune fille prit donc le relais et voyagea toute une journée. Le soir tomba, il se mit à pleuvoir. Elle se trouvait à ce moment au plus profond d'un bois et s'avançait, terrorisée, par nuit noire ; son cheval s'enlisait dans la boue jusqu'aux sangles. Elle pria Dieu, la mère de Dieu, tous les saints et les saints du ciel. Et c’est alors qu'elle entendit le son d'un cor. Aussitôt, elle dirigea sa monture dans la direction de la sonnerie. Elle aperçut une croix, un pont et les fortifications d'un château.
41
Au sommet, un guetteur sonnait du cor. Il descendit immédiatement pour ouvrir à la voyageuse :
- Qui que vous soyez, jeune fille, bienvenue en ce château. Vous y trouverez bon logis.
Elle soupa avec le seigneur du château qui s'enquit de ce qu'elle faisait par nuit noire dans les bois.
- Je cherche, répondit-elle, un chevalier que je n'ai jamais vu. Il se déplace toujours avec un lion. On me dit que si je le trouve, je peux lui faire entièrement confiance.
- Je peux en témoigner, répondit le seigneur. Il est venu ici au moment où je me trouvais dans un très grand danger. Bénis soient les chemins qui l'ont conduit jusqu'ici ! Il a tué mon ennemi, un géant cruel, sans même verser une goutte de sueur. Demain, quand vous sortirez, vous verrez le cadavre.
Le lendemain matin, le seigneur du château indiqua à la jeune fille la direction que le Chevalier au lion avait dû prendre. Elle arriva ainsi à la fontaine au pin et interrogea les passants. Ceux-ci lui dirent que le Chevalier au lion était bien venu ; il avait vaincu trois chevaliers.
- Où donc est-il ? s'enquit la jeune fille.
- Nous ne savons pas, répondirent les passants. Mais la jeune fille qu'il a sauvée du bûcher se trouve encore ici. Elle est entrée dans cette église pour entendre la messe. Elle peut remercier Dieu !
Juste à ce moment, Lunette sortit de l'église. La jeune fille l'interrogea aussitôt et elle lui répondit ce qu'elle savait. Mieux, elle fit seller un cheval pour accompagner la jeune fille jusqu'à l'endroit où elle avait mené le Chevalier au lion.
- Quand je l'ai quitté ici même, confia-t-elle au moment de laisser la jeune fille, il avait besoin d'un bon médecin, car ses blessures étaient graves. J'ignore ce qu'il a pu devenir, mais j'espère que vous le retrouverez.
La jeune fille remercia son guide et partit sur-le-champ. Elle arriva à la maison où Yvain et son lion avaient passé leur convalescence. Tout le monde était à la porte et elle leur demanda ils avaient vu un homme qui ne quittait jamais son lion.
42
- Il vient de partir, répondit le maître de la maison. En faisant vite, vous pouvez le rattraper aujourd'hui même. Il est allé dans cette direction.
Elle repartit au grand galop si bien qu'elle aperçut au loin celui qui allait en compagnie de son lion. Elle poussa des cris de joie et força encore l'allure. Maintenant que je l'ai retrouvé, songeait-elle, il faut que je le décide à venir avec moi. Sinon, toute cette poursuite aura été inutile.
Son cheval était en sueur quand elle rejoignit le chevalier ; Elle le salua et il lui rendit son salut :
- Dieu vous garde, belle. Qu'il vous enlève tout souci.
Elle lui expliqua pourquoi elle était à sa recherche. Elle était en quête d'un champion pour soutenir la cause d'une soeur cadette que son aîné voulait déshériter. Elle ne voulait personne d'autre que le Chevalier au lion :
- Messire, répondez-moi, s'il vous plaît. Viendrez-vous à son aide ou bien préférez-vous vous reposer ?
Yvain répondit :
- Pas question de me reposer. Si celle qui vous envoie a grand besoin de moi, alors avec l'aide de Dieu, j'irai défendre son bon droit.
43
Ils chevauchèrent ainsi tout en parlant et approchèrent du château de Pire Aventure. Comme il allait faire nuit, ils ne cherchèrent pas à aller plus loin. Mais à mesure qu'ils approchaient, les gens criaient :
- Malvenue à vous, chevalier. Malvenue ! On vous a indiqué cet hébergement pour votre malheur !
Yvain s'indigna :
- Cela suffit, mauvaises gens ! Quelle est cette étrange façon d'accueillir un étranger ?
- Pourquoi ? lui répondit-on. Avancez, avancez encore, et vous le saurez bientôt quand vous serez rentré dans la forteresse.
Messire Yvain s'avança vers la tour, et les gens continuèrent à crier :
- Hou, hou ! Malheureux, où vas-tu ?
Yvan se fâcha de nouveau :
- Vous êtes des gens sans honneur et sans générosité ! Est-ce ainsi qu'on accueille l'étranger ?
Une dame âgée, courtoise et sage, lui répondit :
- Personne ne te parle mal, chevalier. On t'avertit seulement de ne pas prendre logis dans ce château. On essaie de te faire peur pour que tu passes ton chemin sans t'arrêter ici. C'est la coutume de faire ainsi pour tous les étrangers qui viennent par ici. Nous n'osons pas les héberger dans nos maisons. Mais tu es libre, fais comme bon te semble. J'espère seulement que tu ne reviendras pas avec trop de honte sur toi.
- Merci pour ce sage conseil, répond Yvain. Mais je suis un peu fou, et je vais suivre la folie de mon coeur qui me dicte d'aller dans cette forteresse.
Il continua donc son chemin avec la jeune fille et le lion et s'arrêta à la porte. Le portier s'écria :
- Venez, venez vite ! Vous êtes arrivé dans un lieu où vous serez bien retenu ! Soyez le malvenu !
44
Yvain trouva cet accueil très désagréable et ne répondit rien. Il entra dans une grande salle neuve et aperçut devant lui un préau, entouré de gros pieux pointus, sous lequel travaillaient trois cents jeunes filles occupées à tisser divers ouvrages avec des fils d'or et de soie. Elles n'avaient pas de ceinture, leurs habits étaient décousus et sales. Elles étaient pâles, elles avaient faim. L'apercevant, elles baissèrent la tête et se mirent à pleurer.
Messire Yvain recula vers l'entrée, mais le portier l'agrippa :
- Inutile de vous sauver, beau maître. Vous ne pourriez pas ressortir ! Sur ma tête, apprêtez-vous à avoir plus de honte que vous n'en pourrez supporter. Vous n'avez pas été très sage d'oser pénétrer ici.
- Je n'ai pas l'intention de partir, frère, répondit Yvain. Dis-moi plutôt, par l'âme de ton père, d'où viennent ces jeunes filles qui tissent de si belles choses et sont si tristes et si mal vêtues.
- Je ne peux rien dire, répondit le portier. Cherchez quelqu'un d'autre pour vous renseigner !
- J'en ai bien l'intention, dit Yvain.
Il alla tout droit au milieu des jeunes filles et les salua :
- Que Dieu transforme en joie cette douleur dont j'ignore la cause.
L'un d'elles répondit :
- Dieu vous entende. Et puisque vous voulez tout savoir, voici notre histoire. Il y a très longtemps, le roi de l'île aux jeunes filles décida de voyager. Il était jeune, il voulait voir le monde. C'est ainsi qu'il se retrouva dans ce château, pour son malheur et pour le nôtre. Car il se trouve ici deux fils du diable, nés d'une femme et d'un nétun. Ils affrontèrent le roi qui fut vit à la peine, tel un tout jeune agneau ; il n'avait pas dix-huit ans. Pour se tirer d'affaire, il fit le serment d'envoyer de son île, chaque année, trente jeunes filles, et cela tant que les démons seraient vivants ! Mais le jour où les démons seront vaincus en combat, le roi sera quitte de l'impôt et nous serons toutes délivrées. Sinon, nous continuerons de tisser nos beaux ouvrages, et nous serons toujours aussi mal vêtues et affamées. Nous travaillons dur, mais l'argent que nous gagnons ne sert pas à nous nourrir correctement. Car c'est notre maître qui empoche la plus grosse part ; il ne nous reste trois fois rien. Nous dormons à peine, car le maître menace de nous briser les membres si nous nous arrêtons.
45
Mais sachez, cher chevalier, qu'une chose nous rend folles de rage : c'est d'avoir vu mourir tant, de jeunes et nobles chevalier tués par les démons. Ils ont payé bien cher leur hébergement, comme vous puisque, demain, vous devrez combattre ces diables. Ils vous couvriront de honte et vous perdrez votre nom.
- Que Dieu m'en garde bien ! fait messire Yvain. Et qu'il vous rende honneur et joie !
Il les quitta pour aller dans la grande salle et n'y vit ni bonnes ni mauvaises gens pour s’occuper des chevaux. II finit par trouver des valets qui, croyant hériter des montures vu que, le lendemain, le chevalier ne serait plus de ce monde, ne furent pas avares en avoine et en foin. Monseigneur Yvain arriva avec son lion et la demoiselle dans un verger. Appuyé sur un coude, un homme riche se prélassait sur un drap de soie. Auprès de lui, sa femme. Tous les deux écoutaient leur fille qui faisait Iecture d'un roman à haute voix. Ils n'avaient pas d'autre enfant, et la voir et l'entendre les mettait en grande joie. La jeune fille n'avait pas seize ans, et elle était si belle, si distinguée, que le dieu Amour en personne, s'il l'avait rencontrée, en serait tombé amoureux. Il aurait bien été capable de descendre du ciel en prenant une apparence humaine et, à l'aide de son arc, de s'envoyer une flèche dans le coeur pour le blesser d'amour.
Voyant Yvain pénétrer dans le verger, les trois personnages se levèrent et l'accueillirent avec chaleur. Voulaient-ils endormir sa méfiance ? C'est possible. La fille du seigneur lui prodigua des marques d'honneur comme on le fait pour tout bon hôte. Elle lui lava elle-même le cou et le visage. Elle choisit dans son coffre une chemise plissée et des braies blanches. À la chemise, avec du fil et une aiguille, elle cousit de belles manches. Voici monseigneur Yvain superbement vêtu, d'autant que la jeune fille lui passe encore d'autres vêtements dont un superbe manteau d'écarlate et de vair.
La jeune fille n'en faisait-elle pas un peu trop ? N'allait-on pas faire payer à Yvain tous ces égards ? Messire Yvain était confus de toutes ces attentions. On l'invita à un somptueux repas. Les plats furent si nombreux que les serviteurs s'ennuyaient à les apporter. Puis Yvain reçut une belle chambre et le lion s'installa pour la nuit à ses pieds.
Au matin, lorsque Dieu eut rallumé son grand luminaire sur le monde, monseigneur Yvain se leva promptement. Et la jeune fille qui l'accompagnait se rendit à la chapelle du château pour entendre la messe en sa compagnie.
46
Au sortir de la messe, messire Yvain s'attendait à partir sans problème et demanda donc au seigneur permission de prendre congé.
Mais celui-ci lui répondit :
- Ami, je ne puis pour le moment vous laisser partir car, dans ce château, est établie une règle diabolique que je dois faire respecter. Je vais faire venir ici deux de mes sergents, grands et costauds. Vous n'avez pas le choix, vous devrez les combattre. Si vous pouvez vous défendre, les vaincre et les tuer, ma fille désirera vous prendre pour seigneur. Le château vous reviendra avec tout ce qui en dépend.
- Sire, répond Yvain, je ne demande rien. Je n'ai nulle envie d'obtenir vos biens dans de telles conditions, et gardez votre fille. C'est l'empereur d'Allemagne en personne qu'il lui faudrait. Il serait bien sot de ne pas l'épouser, car elle est belle et bien éduquée.
- Taisez-vous, bel hôte, je ne vous écoute pas. Vous ne pouvez vous soustraire à cette règle. Si vous tuez mes deux géants, vous épouserez ma fille. Vous avez peur, avouez-le ; voilà pourquoi vous refusez ma fille. Vous pensiez ainsi échapper au combat.
- Soit, soupira Yvain. Je dois donc me résigner à combattre.
47
Aussitôt les deux fils du nétun se présentèrent, hideux et noirs. Chacun portait un bâton cornu de cornouiller qu'ils avaient fait renforcer de cuivre et entourer de fils de métal. Une armure les protégeait des épaules aux genoux, mais ils n'avaient rien sur la tête et leurs jambes très musclées étaient nues. Ils portaient haut, au-dessus de leur tête, un écu rond et léger, parfait pour le combat rapproché.
Dès qu'il les vit, le lion commença à gronder, car il comprit qu'ils allaient s'attaquer à son maître. Sa crinière se hérissa, il se mit à trembler de colère, sa queue fouetta le sol. Il avait bien l'intention de secourir son seigneur avant que ces deux démons ne le tuent.
Les deux nétuns s'écrièrent :
- Vassal, emportez ce lion qui nous menace, ou bien vous êtes déloyal ! Il ne doit ni vous aider ni nous nuire !
- Si vous le redoutez, fit messire Yvain, déplacez-le vous-mêmes. Moi, cela me plaît beaucoup de le voir prêt â m'aider, s'il le peut.
- Éloignez votre lion. Vous devez être seul contre nous deux. Enfermez-le là-bas, dans la petite pièce.
Yvain y conduisit son lion et boucla la porte. Alors on lui apporta son armure, puis son cheval, et on l'aida à monter en selle. Les deux nétun passèrent aussitôt à l'attaque.
Avec leurs masses en cornouiller, ils lui assènent de tels coups que son écu et son heaume ne lui sont d'aucune aide. Ils cabossent et défoncent le heaume, ils percent l'écu qui fond comme de la glace. On pourrait passer le poing dans les trous qu'ils y font. Et Yvain ? Que fait-il face à ces deux teigneux ? Échauffé par la honte, il se défend de toutes ses forces. Il s'efforce de donner de grands coups bien lourds.
48
Le lion se souvient de la bonté de son maître envers lui. Il aimerait bien lui rendre à larges et pleines mesures tous les bienfaits dont Yvain l'a comblé. Il tourne dans la pièce pour voir s'il ne peut pas s'échapper. Il entend derrière la porte le bruit de la brutale et périlleuse bataille et cela le remplit de rage. Il cherche, il cherche, il revient vers la porte et voit qu'elle est pourrie près du sol. Il en arrache un grand morceau et passe son corps par le trou, jusqu'au niveau des reins.
Yvain, pendant ce temps, était bien à la peine. Il suait à grosses gouttes face à ces deux félons si forts, si rusés et si endurants. Il avait beaucoup encaissé et beaucoup rendu, mais ne parvenait pas à les blesser ; ils se protégeaient derrière leurs écus solides qu'aucune épée, si tranchante fût-elle, ne pouvait entamer. Yvain le savait : il était en danger de mort.
Lorsque le lion réussit à se dégager complètement, Yvain tenait encore bon. Le lion sauta sur l'un des géants et le renversa par terre, provoquant la terreur chez les adversaires d'Yvain et la joie dans l'assistance. Le nétun renversé par le lion ne se relèverait pas sans le secours de l'autre. Celui-ci se précipita pour l'aider et aussi pour se protéger lui-même, sachant bien que le lion lui sauterait dessus dès qu'il aurait tué le nétun à terre.
Le lion lui faisait beaucoup plus peur qu'Yvain ; c'est pourquoi il s'attaqua d'abord à la bête en tournant le dos à Yvain. Celui-ci vit le cou nu de son adversaire. Il eût été bien sot de laisser passer l'occasion. Il le frappa d'un coup d'épée qui décolla la tête, tout cela en douceur si bien que sa victime n'eut même pas conscience de mourir.
Yvain descendit de cheval et s'intéressa à celui que le lion tenait. Il n'y avait rien à faire, car le nétun avait l'épaule arrachée. Son arme en cornouiller était tombée à terre ; il gisait, à demi mort, auprès d'elle. Il avait encore cependant la force de parler :
- Éloignez votre lion, beau sire, et faites de moi ce que vous voudrez.
- T'avoues-tu vaincu et abandonnes-tu le combat ?
- Oui, sire, c'est l'évidence. ]e suis vaincu et j'abandonne.
- Alors, tu n'as plus rien à craindre de moi ni de mon lion.
49
Ainsi finit le combat. La foule se précipita. Le seigneur et sa dame embrassèrent le vainqueur et lui dirent :
- Vous serez notre jeune seigneur et notre fille sera votre dame, car nous vous la donnons pour femme.
- Et moi, je vous la rends, rétorqua Yvain. La prenne qui veut, car ce n'est pas mon affaire. Je ne dis pas cela par dédain, mais je ne peux ni ne dois accepter. Mais s'il vous plaît, libérez les prisonnières que vous retenez en ce château. La règle est, vous le savez, qu'en cas de victoire contre les nétuns, elles doivent être libérées.
- Vous dites vrai, répondit le seigneur. Elles sont donc libres. Mais prenez donc aussi ma fille qui est belle, riche et sage. Vous n'obtiendrez jamais plus riche mariage.
- Sire, fait Yvain, votre fille est belle et séduisante, et nul ne devrait la refuser. Mais vous ne connaissez pas l'autre affaire qui m'occupe. La jeune fille qui voyage avec moi m'attend, je dois partir.
- On ne vous ouvrira pas la porte ! Je vous fais prisonnier puisque vous refusez aussi dédaigneusement ma fille !
- Ne voyez là aucun dédain, messire. Je ne puis rester ici, c'est tout, que cela vous plaise ou non. La seule chose que je puis faire pour vous plaire, c'est de faire serment que je reviendrai épouser votre fille si je le puis vraiment.
- Pas de serment entre nous, répondit le seigneur. Je vous tiens quitte de tout, car je ne méprise pas assez ma fille pour vous forcer à l'épouser ! Allez donc vaquer à vos affaires !
Yvain s'en alla aussitôt, accompagné de la jeune fille et de son lion, mais aussi des trois cents prisonnières. Pauvres et mal vêtues, elles ne s'étaient jamais senties aussi riches en sortant deux par deux de leur prison. Yvain passa avec elles devant les gens qui lui avaient souhaité la malvenue. Ils s'excusèrent, mais Yvain répondit qu'il avait tout oublié :
« Je ne sais même pas de quoi vous parlez ! »
Les gens lui firent cortège un bon bout de chemin pour louer sa courtoisie. Puis ils le quittèrent. Les jeunes prisonnières lui demandèrent congé à leur tour :
- Allez, dit Yvain. Que Dieu vous conduise dans votre pays en bonne santé et dans la joie.
50
Monseigneur Yvain chevaucha rapidement, guidé par la jeune fille qui connaissait bien les chevaux. II leur fallut une bonne semaine pour retrouver la maison des amis qui hébergeaient la soeur malade, celle que son aînée voulait déshériter. Elle était encore bien pâle, mais se portait mieux. La soirée avec les amis qui l'avaient recueillie fut très joyeuse.
Le lendemain matin, ils repartirent sans perdre de temps et parvinrent en vue du château où le roi Arthur venait de passer quinze jours avec sa cour. Il s'y trouvait encore. La soeur aînée, celle qui voulait déshériter sa soeur, était là elle aussi. Elle était assez satisfaite, car le délai de quarante jours accordé à sa cadette pour contester l'héritage allait expirer et celle-ci n'était toujours pas arrivée avec un champion. En effet, Yvain avait jugé préférable de prendre hébergement en dehors du château afin de ne pas se faire reconnaître. Il resta donc bien à l'abri, incognito jusqu'au lendemain midi.
Monseigneur Gauvain, lui non plus, n'était pas loin. Il arriva devant la cour du roi équipé de telle sorte que personne ne pouvait le reconnaître à ses armes. Seule la soeur aînée savait qui il était. Elle avait manifestement tort en voulant d déshériter sa soeur, mais elle était tranquille maintenant : « Ma soeur, songeait-elle, peut amener le chevalier qu'elle veut, il ne tiendra pas le combat contre Gauvain.»
Elle s'adressa donc au roi :
- Sire, le temps passe. C'est bientôt l'heure de none et nous sommes au dernier jour du délai. Si ma soeur devait revenir, elle n'aurait plus de temps à perdre. Elle n'a trouvé personne pour la défendre et s'est donné de la peine pour rien. Moi, au contraire, je suis là depuis le premier jour, prête à défendre ce qui m'appartient. Et je l'obtiens sans bataille. Il est donc juste que je reparte chez moi profiter en paix de mon héritage. Et tant que je vivrai, ma soeur n'aura plus que ses yeux pour pleurer.
Le roi Arthur savait bien que l'aînée avait tort et se montrait déloyale envers sa soeur cadette. Il dit:
- Amie, devant une cour royale, on doit attendre, par ma foi tant que le roi n'a pas rendu son jugement. Vous ne pouvez donc pas partir. Je pense d'ailleurs que votre soeur viendra.
51
Le roi venait à peine de prononcer ces mots que le Chevalier au lion arriva avec la soeur cadette. Le lion n'était pas avec eux, il était resté à l'endroit où ils avaient pris hébergement pour la nuit. Le roi vit la jeune fille et la reconnut facilement. Il était tout heureux de la revoir, car il penchait pour elle dans l'affaire d'héritage qui l'opposait à son aînée. Il dit, tout joyeux :
- Avancez, belle, et que Dieu vous sauve !
Entendant cela, la soeur aînée tressaillit et se retourna : apercevant sa soeur et le chevalier qui venait défendre ses intérêts, elle devint plus noire que terre.
La cadette s'avança :
- Dieu sauve le roi et sa maison ! dit-elle en guise de salutation. Roi Arthur, si mon bon droit en cette affaire peut être défendu par un chevalier, ce sera par celui-ci qui, je l'en remercie, est venu avec moi. Il avait beaucoup à faire ailleurs, ce noble chevalier, et pourtant il a eu assez de pitié pour moi pour laisser derrière lui tous ses autres engagements. Maintenant, cette dame qui est ma soeur aînée, que j'aime comme mon propre coeur, se montrerait fort courtoise en me laissant mes droits sur l'héritage de notre père. Nous pourrions vivre en paix, car je ne réclame rien de ce qui lui appartient.
L'aînée répondit vivement :
- Moi non plus, je ne réclame rien de ce qui t'appartient puisque tu n'as absolument rien ! Tu peux causer, causer, qu'y gagneras-tu ? Rien que des pleurs qui te dessécheront le corps !
La cadette répondit fort calmement :
- Je suis peinée de voir que deux chevaliers aussi braves vont s'affronter à cause de nous. Notre désaccord n'est pourtant pas si grand : il suffit que vous me remettiez ce qui me revient. Je ne peux pas y renoncer, sinon je n'aurai absolument plus rien pour vivre.
- Je perdrais mon temps à répondre, répliqua la soeur aînée. Que le mauvais feu de l'enfer me consume si je te donne de quoi mieux vivre ! Avant que je fasse pareille bêtise, on verra les berges du Danube et celles de la Saône se rejoindre ! À moins que ton champion ne gagne le duel, naturellement !
La parole est maintenant aux armes.
52
Les deux champions s'avancèrent devant la cour. Beaucoup de monde se pressait, car on aimait les beaux combats et les beaux coups d'épée. Les deux adversaires qui, dans la vie, étaient les meilleurs amis du monde, ne s'étaient pas reconnus ! Ils s'apprêtaient à s'affronter, à s'infliger coups et blessures, alors qu'ils se seraient plus volontiers embrassés. Terrible jeu de la haine et de l'amour ! Voici deux chevaliers toujours prêts à s'entraider et qui vont en découdre !
Les deux chevaliers s’en vont chacun de son côté et font volte-face pour se retrouver en position d'assaut. Ils éperonnent leurs montures. Au premier choc, ils brisent leurs lances qui sont pourtant en frêne souple et résistant. Alors, ils sortent leurs épées pour le combat rapproché. Ils ne frappent pas avec le plat mais avec le tranchant de l'épée. Ils utilisent toutes les ressources de leur arme, frappent au nez, au front, au visage avec la garde de l'épée, si bien que les joues se couvrent de gros hématomes. Ils ne disent pas un mot, ils cognent à perdre haleine. Les hauberts ne les protègent plus, les écus sont en piteux état. Chaque coup porté sur le heaume, avec la garde de l'épée, ébranle leur cerveau. De leurs gros poings carrés, de toute leur solide carcasse, ils cognent. Leurs yeux étincellent. Les pierres précieuses qui égayaient leurs heaumes d'acier volent en éclats.
Aucun des deux n'épargne sa peine, aucun des deux ne prend le dessus. Chacun se retrouve le heaume défoncé, l'écu en morceaux ; le haubert censé protéger la tête et le haut du corps a perdu tant de mailles qu'il ne sert plus à rien. Alors, sans un mot, ils s'écartent pour apaiser les battements de leur coeur et retrouver quelques forces. Puis ils reprennent le combat et les assistants s'exclament qu'ils n'ont jamais vu de chevaliers aussi courageux :
- Ces deux-là ne prennent pas ce combat comme un jeu ! Ils y mettent tant de forces qu'il sera impossible de les récompenser selon leurs mérites.
Ils ont bien entendu ces paroles, les deux amis qui se combattent. Ils entendent aussi qu'on essaie de réconcilier les deux soeurs, mais l'aînée ne veut rien entendre, tandis que la cadette serait prête à accepter la décision du roi. La reine Guenièvre, les chevaliers, le roi, les dames et les bourgeois prennent le parti de la cadette, car l'aînée se montre trop insupportable. Tout le monde demande au roi d'accorder à la cadette le tiers ou le quart des terres, et de mettre un terme à ce violent combat. Ce serait en effet un désastre de voir I'un des deux combattants blesser gravement l'autre et lui faire perdre ainsi sa réputation. Mais le roi dit qu'il n'arrêtera pas le combat puisque l'aînée, cette méchante créature, se moque bien de la santé des combattants.
53
Le combat se prolonge. On ne sait toujours pas qui a le dessus. Les deux chevaliers eux-mêmes, qui endurent martyre, sont stupéfaits de voir que la bataille est toujours aussi indécise. Qui peut bien être cet adversaire qui me résiste si fièrement ? demandent-ils.
Le jour va sombrer dans la nuit, et ce n'est toujours pas fini. Ils ont le bras lourd et le corps souffrant. Le sang chaud coule à flots de toutes leurs blessures. Une fois de plus, ils doivent faire une halte. Pendant qu'ils se reposent, ils comprennent soudain que chacun vient enfin de trouver son égal. La nuit va tomber, l'envie de se battre les fuit. Yvain parle le premier, d'une voix rauque et affaiblie par tout le sang qu'il vient de perdre, si bien que Gauvain ne reconnaît pas son ami :
- Sire, fait-il, la nuit approche. Personne ne nous blâmera si nous en restons là. En tout cas, je tiens à vous dire que je vous crains et vous estime. J'aimerais beaucoup connaître votre nom car jamais je n'ai soutenu plus dur combat. Vous portez des coups redoutables et vous savez en tirer bon usage. J'en suis encore tout estourbi !
- Par ma foi, répond messire Gauvain, je suis autant soûlé de coups que vous. Vous avez su me rendre la monnaie de ma pièce ! Mais puisque vous désirez savoir mon nom, je vais vous le dire : je m'appelle Gauvain, je suis le fils du roi Lot.
À cette annonce, Yvain reste tout ébahi. De colère, il jette par terre son épée ouverte de sang et son écu tout disloqué. Il descend de cheval :
- Las ! Quelle malchance, dit-il. Jamais je ne me serais battu contre vous si je vous avais reconnu !
- Mais qui êtes-vous donc ? demande Gauvain.
- Je suis Yvain, qui vous aime plus que personne au monde. Vous m'avez toujours aimé et mis en valeur dans toutes les cours. Jamais je n'aurais voulu vous combattre, et donc je fais amende honorable et me déclare vaincu.
- Vous feriez ça pour moi ? s’étonne Ie doux Gauvain. Il n’en est pas question. C'est moi qui me déclare vaincu.
54
- Écoutez, beau sire, répond Yvain, je ne tiens plus sur mes jambes tant je suis épuisé. Il est clair que la victoire vous revient !
- Pas question, réplique Gauvain à son ami. C'est moi qui suis exténué et touché. Je ne dis pas cela par flatterie, croyez-moi.
Les voilà dans les bras l'un de l'autre, et chacun des deux tient à se proclamer le vaincu. Le roi naturellement s'étonne et accourt avec ses barons :
- Que se passe-t-il, messeigneurs ? Vous voilà tout joyeux, vous allez comme deux amis, bras dessus, bras dessous alors que vous vouliez vous entre-tuer !
- Sire, répond son neveu Gauvain, il y a eu une grave méprise. Je n'avais pas reconnu messire Yvain, mon meilleur ami. Dès qu'il m'a dit son nom, j'ai cessé Ie combat. D'ailleurs, s'il avait continué, cela aurait très mal fini pour moi car, je le jure sur ma tête, je serais mort à cause de sa vaillance et à cause de la jeune personne qui m'a envoyé au combat pour une cause injuste.
Mais Yvain ne veut pas l'entendre de cette oreille. « C'est moi le vaincu !» crie-t-il. « Non c'est moi ! » crie aussi fort Gauvain. Aucun ne veut enlever à l'autre la victoire, ils se chamaillent et s'enlacent comme deux grands amis. Le roi sourit de les voir aussi généreux l'un que l'autre et amis pour la vie.
- Seigneurs, dit-il, cela suffit. En tant que roi, je vais mettre tout le monde d'accord et régler cette affaire selon le droit. Où est la demoiselle qui a chassé sa soeur cadette de ses terres et I'a déshéritée sans aucune pitié ?
- Je suis là, sire, dit l'aînée.
- Vous n'en avez pas le droit, reprend le roi Arthur. Sa part d'héritage lui revient.
- Sire, répond l'aînée, s'il vous plaît, ne me faites pas de tort. Vous êtes le roi et vous devez protéger le droit.
- C'est bien pour cette raison que je déclare ceci : votre soeur recevra sa part d'héritage. Si je jugeais autrement dans cette affaire, je commettrais une injustice. Et maintenant, je vous donne le choix : ou vous acceptez ma décision et vous donnez à votre soeur ce qui lui revient, ou je déclare mon neveu Gauvain vaincu dans le combat. Et alors, votre champion étant déclaré vaincu, ce sera très grave pour vous.
55
Le roi dit cela pour l'effrayer, car il sait qu'elle ne lâchera pas facilement la partie. La tactique du roi finit quand même par la faire plier :
- Sire, votre décision me pèse, mais je dois m'incliner. Je vais donc restituer sa part d'héritage à ma soeur.
Ainsi le roi a-t-il réglé l'affaire. Il ordonne qu'on enlève leurs armures aux deux vaillants chevalier, heureux de se retrouver après une si rude journée.
C'est alors qu'arrive le lion. Apercevant son maître, il bondit de joie, ce qui provoque la panique dans l'assistance. Les plus courageux prennent leurs jambes à leur cou.
- Est-ce mon lion qui vous chasse ? leur crie Yvain. Restez donc, il ne vous fera pas de mal. Ce lion est à moi et moi je suis à lui. Nous sommes deux compagnons !
Le lion ne savait pas parler, mais il savait bien s'exprimer à la manière des animaux. Il ne se priva pas de manifester son affection à son maître.
Gauvain et Yvain furent conduits à l'infirmerie. Le roi appela le meilleur médecin pour qu'il soigne leurs plaies le plus énergiquement possible. Les deux preux chevaliers guérirent. Yvain, qui avait sans retour laissé envahir son coeur par l'amour, savait désormais qu'il ne pourrait plus vivre si sa dame ne lui accordait pas son pardon. C'est pourquoi il décida de retourner seul à la fontaine qui bouillonne. Son intention était de déclencher la foudre, le vent et la pluie pour obliger la dame à faire la paix. Sinon, il continuerait toute sa vie à tourmenter la fontaine pour déclencher les orages.
56
Yvain partit donc sans se faire voir, avec son lion. Parvenus à la fontaine, ils déclenchèrent la tempête. La pluie se mit à tomber si violemment qu'il n'est pas possible de décrire le dixième des dégâts qu'elle provoqua. La forêt tout entière semblait aspirée dans un trou sans fond.
Dans son château, dame Laudine crut que tout allait s'effondrer. Le donjon vacillait. Les plus courageux de ses hommes étaient pris de panique. Ils auraient préféré être prisonniers des Turcs que de se trouver dans cet horrible château :
- Maudite bâtisse, grondaient-ils. Il suffit d'un seul homme versant de l'eau sur le perron de la fontaine pour le détruire.
Lunette se décida à parler à sa dame :
- Ma dame, dit-elle, la vie devient impossible ici. Quelqu'un a déclenché la pire des tempêtes, mais vous n'avez personne pour vous porter secours. Aucun de vos chevaliers n'oserait mettre le pied dehors. Vous n'avez plus qu'à laisser partir tranquillement celui qui vient de déclencher la foudre. Et vous allez passer pour une folle incapable de défendre ses biens.
- Toi qui sais tout, répondit la dame, as-tu une solution ? Dis-la et je l'accepterai.
- Si j'en avais une, répondit Lunette, je vous la dirais.
Malheureusement, je dois me résigner ! comme vous à recevoir la tempête sur la tête puisqu'il n'y a pas, dans votre cour, un seul preux chevalier prêt à aller au combat.
- Parle sur un autre ton, je te prie, et laisse mes chevaliers tranquilles. Il n'y en a aucun, je l'admets, qui puisse nous venir en aide.
- Ma dame, continua Lunette, si l'on avait ici celui qui vainquit le géant et tua les trois chevaliers qui m'accusaient à tort, les choses changeraient. Malheureusement, il est parti. Tant qu'il sera en guerre contre sa dame, tant que la colère et la rancoeur lui rongeront le coeur, il ne s'intéressera à personne dans ce monde. Il faudrait d'abord lui jurer de tout faire pour le réconcilier avec sa dame.
57
- Je suis prête, dit dame Laudine, à faire tout ce qui est en mon pouvoir pour le réconcilier avec sa dame.
- Alors, ma dame, il faut jurer, dit Lunette en apportant un coffret contenant les reliques de saints. Agenouillez-vous, ma dame.
Lunette la prenait au « jeu de la vérité » ; Laudine allait répéter tout ce que Lunette lui dicterait à propos du Chevalier au lion et de la dame, sans savoir que le chevalier en question était Yvain et donc que la dame était elle. Elle allait prêter serment et elle ne pourrait plus se dédire !
- Dame, levez la main et répétez après moi : « Concernant le Chevalier au lion, je m'engage à tout faire, en toute sincérité, pour qu'il retrouve le bon coeur de sa dame comme il l'avait avant leur dispute. »
Dame Laudine leva la main et répéta ce que dictait Lunette. Aussitôt après ce serment, Lunette partit sur un palefroi. Elle arriva à la fontaine qui bouillonne et fut bien étonnée d'y trouver, en compagnie de son lion, le chevalier qu'elle ne croyait pas si près du château. Elle se précipita vers lui :
- Seigneur, je me réjouis de vous trouver si vite. Je vous cherchais pour vous annoncer que j 'ai vécu aujourd'hui le plus beau jour de ma vie. J'ai pu amener dame Laudine, sous la foi du serment, à redevenir votre dame et vous son époux.
Yvain fut pris d'une joie immense en entendant cette nouvelle qu'il n'aurait jamais crue possible. Il embrassa tendrement la jeune fille :
- Jamais, lui dit-il, jamais je ne saurai assez vous remercier.
- Mais c'est moi qui ai une dette envers vous, lui répliqua Lunette. Vous avez tué les trois chevaliers, ne l'oubliez pas ! Allons au château, voulez-vous ?
- Je suis prêt, dit Yvain. Avez-vous dit à dame Laudine qui je suis ?
- Non, par ma foi. Elle sait seulement qu'on vous appelle le Chevalier au lion.
Yvain, Lunette et le lion parvinrent au château. IIs n'adressèrent la parole à personne et se retrouvèrent devant dame Laudine qui se réjouissait de leur arrivée. Yvain n'avait pas quitté son armure, si bien qu'il n'était pas reconnaissable. Il tomba à ses pieds.
- Ma dame, dit Lunette, dites-lui de se relever et mettez toutes vos forces à lui donner paix et pardon, car personne au monde ne peut Ie faire, sinon vous.
58
La dame fit se relever le chevalier et dit :
- Je suis à sa disposition et prête à réaliser ce qu'il veut, si c'est en mon pouvoir.
- En fait, ma dame, dit Lunette, tout dépend de vous beaucoup plus que de lui. Jamais vous n'avez eu et n'aurez un ami tel que ce chevalier. Dieu veut voir s'installer entre vous la paix et le plus grand amour pour toute la vie. Oubliez donc votre colère. Il n'a pas d'autre dame que vous : c'est messire Yvain, votre époux.
Dame Laudine tressaille :
- Que le ciel me bénisse, mais me voilà bien prise au piège du « jeu de la vérité », puisque tu m'as fait prêter serment. Tu voudrais donc me faire aimer celui qui n'a pour moi nulle estime et ne m'aime pas ? Je préférerais encore subir tous les jour le tonnerre et la pluie ! Mais je ne veux plus réveiller la colère qui couve en moi comme le feu sous la cendre puisque je dois faire la paix avec lui.
Yvain comprend que ses affaires s'arrangent. Il dit :
- J'ai si souvent regretté d'avoir manqué notre rendez-vous, fou que j'étais. Et j'ose encore paraître devant vous ! Mais si, désormais, vous m'acceptez à vos côtés, jamais plus je ne manquerai à ma parole !
- Assurément, je le veux bien, répond Laudine. C'est moi qui manquerais à ma parole si je revenais sur ce que j'ai juré. Que la paix revienne entre nous. Tel est votre souhait, je m'y conforme.
- Ma dame, cinq cents fois merci. Dieu ne pouvait pas m'accorder en ce monde une joie plus intense.
Monseigneur Yvain a retrouvé la paix. Il a fini le long et éprouvant voyage, il a oublié toutes ses peines. Sa douce amie Laudine l'aime et le chérit comme il l'aime et la chérit.
Lunette aussi est heureuse. Elle est comblée d'avoir réussi à faire régner la paix et le bonheur entre Yvain et Laudine, entre l'ami parfait et l'amie tendre et chère.
Chrétien finit ici son Chevalier au lion. IL n'a pas entendu raconter plus sur cette histoire et n'en racontera donc pas davantage. Car ce serait mensonge d'en rajouter.
59